Monde Les femmes au Venezuela : paradoxes d’un pays en plein bouleversement
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Christina, coiffeuse sous tente à Caracas. © Annette Vazelle
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Caracas, capitale du Venezuela
En plein centre historique, une cabane de toile bricolée dans du tissu rouge vif, la couleur arborée par les partisans de Chavez et les fonctionnaires gouvernementaux. A l’abri de la tente, une femme toute habillée de rouge, la quarantaine, coupe les cheveux d’un vieil indigent, sous un portrait géant d’Hugo Chavez. Epinglée à l’entrée de la tente, une inscription… Cristina, comme des millions de Vénézuelien-ne-s, tente de vivre de ce petit commerce, certes informel mais d’inspiration révolutionnaire, qu’elle exerce le matin, tandis que tous les après-midi elle suit les cours de quatrième année de droit à l’université bolivarienne de Caracas….
Mercredi 22 février, Maracay (ville industrielle à 100 km de la capitale)
Le quotidien local El Siglo, après les informations sur la prochaine opération de Chavez et la manifestation de soutien à laquelle elle va donner lieu, publie une édition spéciale intitulée « El Siglo sur les plages » : huit pleines pages pour dévoiler les formes de « sirènes des Caraïbes », jeunes filles en vacances, aux seins violemment siliconés, et prenant des poses lascives devant l’objectif du journaliste en reportage…
Deux images de la femme, deux mondes parallèles qui s’ignorent ou s’affrontent, se caricaturant l’un l’autre…
De ce pays tropical de près d’un million de km2 et 29 millions d’habitants, on nous aura dit tout et son contraire, depuis qu’Hugo Chavez a institué en 1999 la République bolivarienne du Venezuela. Pour les uns, délinquance effrénée et corruption, désastre économique, pouvoir dictatorial et mégalomane, dilapidation de la manne pétrolière en faveur des pays alliés ; pour les autres, masses populaires enthousiastes, démocratie participative, régression de la pauvreté, avancées spectaculaires dans l’éducation et la santé, rôle-clé dans l’émancipation de l’Amérique latine de la tutelle nord-américaine.
Et les femmes dans tout cela ? Qu’en est-il dans ce pays de l’égalité des sexes et du respect de leurs droits ?
Des femmes souvent très impliquées dans le politique…
Le mois de février 2012 a été celui d’un événement fortement médiatisé : les premières élections primaires réalisées au sein de toute l’opposition, parvenue à s’entendre pour choisir son « champion » capable d’affronter Chavez en octobre prochain. Les six candidats, tous fort jeunes – le vainqueur de la compétition, Enrique Capriles Radonski, n’a que 37 ans – à l’image de cette société vénézuélienne où 80% de la population a moins de 50 ans, étaient presque tous des hommes.
Une seule candidature féminine, hors parti et sans aucune chance de l’emporter. Mais quelle pugnacité chez cette Maria Corina Machado, députée de droite qui s’affronte à Chavez au parlement, affiche crânement sa défense irréductible de la propriété privée et un slogan de campagne coup de poing « Vote fort, vote Maria ! ».
De fait, et malgré une loi instaurant la parité, la participation des femmes aux instances élues demeure faible, malgré une augmentation du nombre de leurs candidatures. Comme en France ! Les hommes représentent 82% des maires, 87% des députés et 91% des gouverneurs de région.
Le panorama est différent au sein du gouvernement : non seulement un tiers des ministres sont des femmes, mais des femmes occupent des postes-clés dans les rouages de l’Etat, tels la présidence de l’Assemblée nationale (de 2006 à 2010), la présidence du Tribunal suprême, la fonction de procureur général de la République… Surtout, « las mujeres (femmes) de Chavez », comme on appelle volontiers les femmes haut placées dans l’appareil d’Etat, s’illustrent tout particulièrement dans la défense, inconditionnelle et souvent véhémente, de la politique menée par leur président…
Et dans le soutien à l’un ou l’autre des deux camps qui s’affrontent depuis 1999, à coups de manifestations de masse, de grèves générales, voire de coup d’Etat, les femmes sont également fort présentes : la vieille femme du peuple prête à faire un rempart de son corps à Chavez, qu’elle assimile au Christ pour tout ce qu’il lui a apporté ; l’universitaire qui oublie toute capacité d’analyse contradictoire pour nier en bloc toutes les faiblesses, toutes les dérives du gouvernement bolivarien et justifier toutes les méthodes permettant son maintien au pouvoir ; la jeune femme révolutionnaire qui se forme en communication sociale et s’engage avec passion dans l’auto-organisation des communautés paysannes…
L’opposition elle aussi mobilise fortement les femmes : la grande bourgeoise, qui craint pour tous ses acquis, à commencer par un service domestique devenu incertain, et ne se reconnaît plus dans un pays autrefois riche et occidentalisé qui s’indianise et tourne le dos à l’Europe ; la jeune diplômée de la renommée UCV (Universidad central de Venezuela) qui ne voit pas pour elle d’avenir professionnel bien rétribué dans une économie capitaliste en régression ; l’intellectuelle confirmée, fille de militants communistes, qui s’opposera toujours à l’obscurantisme et à l’autoritarisme incontrôlé d’un militaire ; la militante social-démocrate qui sillonne son quartier pour emmener au centre de votation trop éloigné ses voisins hésitants ou peu mobiles…
… Mais une féminité toujours exacerbée
Des Vénézuéliennes actrices donc, mais également toujours particulièrement soumises au diktat de la séduction… Elles ont la réputation d’être de très belles femmes, grandes et aux formes généreuses.
Depuis 1962, elles ont conquis, au travers des concours Miss Monde, Miss Univers, Miss International, la bagatelle de 18 titres internationaux de beauté ! Une gigantesque machinerie commerciale s’est construite à travers le pays, sous la houlette d’imprésarios cubains successifs, de repérage et de fabrication de miss : école de formation où les élèves travaillent dix heures par jour ; chirurgie esthétique pour rectifier un nez ou augmenter le volume de seins…
La popularité de ces concours de Miss est considérable dans le pays. On se souvient peut-être d’Irene Saez, Miss Univers 1981, et candidate à l’élection présidentielle de 1998 face à Hugo Chavez ! Lequel, tout contempteur du consumérisme et des valeurs capitalistes qu’il se veuille, continue de féliciter annuellement les lauréates du concours Miss Venezuela.
Ce rêve d’ascension sociale par la beauté a façonné l’identité féminine de bien des Vénézuéliennes. Dans un pays aux inégalités sociales particulièrement flagrantes, entre le petit monde clinquant bénéficiant des subsides du pétrole et les masses paysannes longtemps invisibles et laissées pour compte.
On croise sans arrêt des poitrines de bimbos, dans les rues, mais aussi à la permanence de partis politiques. Et les femmes n’hésitent pas à revendiquer fièrement leur recours à la chirurgie esthétique pour obtenir un volume de seins, qui, en France, autoriserait sans doute une réduction mammaire remboursée par la sécurité sociale !
Les femmes du peuple davantage en mouvement que les hommes
Face à ce mode de vie occidentalisé, tente de se construire une sorte de contre-société, fondée à la fois sur des structures étatiques et une organisation communautaire, financée par les revenus du pétrole, avec pour pivot l’accès pour tous à l’éducation et à la santé.
« 9 millones de Venezuelanos estudiando », proclame une affiche dans le métro, c’est-à-dire le tiers de la population globale. Ont donc été lancées au travers de tout le territoire et en marge du système éducatif traditionnel, des missions de formation assumées pour partie par du bénévolat.
Or, si la mission Robinson est parvenue, selon l’Unesco, à éradiquer l’analphabétisme dans la quasi totalité de la population, ce sont très majoritairement les femmes du peuple qui poursuivent leur formation dans les filières professionnalisantes et les universités bolivariennes.
Même constat dans la participation au réseau d’économie « populaire et solidaire », qui concerne notamment la production alimentaire, l’artisanat et les services. Les réseaux populaires d’usagers sont intégrés à 87% par des femmes. Les ateliers de formation de toute sorte, organisés dans les quartiers, sont fréquentés essentiellement par les femmes.
La mission Madres del barrio (Mères du quartier) a permis de développer plus de 600 projets socio-productifs et Banmujer, système de micro-financement en direction des femmes les plus pauvres, leur a accordé en sept ans près de 100 000 crédits, qui auraient généré, selon le ministère pour la Femme et l’Egalité de genre, près de 400 000 emplois…
Un chavisme ambivalent envers les droits des femmes
Le ministère de la Femme n’a vu le jour qu’en 2008, deux ans après la création de l’Institut national de la femme (Inamujer), et un an après la promulgation de la loi organique contre la violence de genre, elle-même largement reprise d’une première loi votée quelques mois avant l’arrivée de Chavez au pouvoir.
L’Inamujer mène des campagnes d’information, assure une aide aux victimes, publie des outils de sensibilisation aux causes et conséquences du machisme ordinaire. Mais les comportements sexués traditionnels et sexistes ont la vie dure et la politique chaviste est passablement ambivalent en matière de droits des femmes. Ce qui a d’ailleurs entraîné une fracture dans le mouvement des femmes, beaucoup de féministes ayant rejoint les rangs de l’opposition…
Première contradiction évidente : dans une société pourtant en bouleversement social, persiste le rêve de la reine de beauté et le modèle de la mère de famille. La constitution vénézuélienne consacre la valeur économique du travail de la femme au foyer. La future loi organique du travail, qui étend fortement le congé de maternité risque, selon les syndicats, de pénaliser les femmes dans l’entreprise.
Et cette valorisation de la maternité n’est sans doute pas sans conséquences sur une autre particularité du pays : son taux de grossesses précoces, le plus élevé d’Amérique du Sud et le troisième de toute l’Amérique, après celui du Nicaragua et de la République dominicaine. Un taux qui ne baisse absolument pas malgré les campagnes de prévention. Il arrive par exemple de croiser sur une plage vénézuélienne un groupe familial élargi comportant deux ou trois filles de quinze ans maximum enceintes en même temps !
« On considère à tort que les grossesses des adolescentes sont toutes non désirées, affirme Gioconda Espina, psychanalyste à Caracas. Il y en a bon nombre qui sont volontaires. Pourquoi ? Bien sûr elles imitent mères et grand-mères, souvent enceintes à 14 ans. Mais aujourd’hui, c’est surtout pour tenter d’échapper à ses conditions de vie qu’une adolescente choisit la maternité : pauvreté, échec scolaire, famille sans image paternelle, relations difficiles, voire violentes, avec les compagnons successifs de la mère… Le copain, adolescent lui aussi, « assume » généralement sa paternité… En emmenant la fille dans sa propre famille où elle se retrouve vite au service de sa belle-mère. »
L’ampleur du phénomène est telle que des programmes spéciaux d’éducation sont mis en place à destination des adolescentes enceintes et jeunes mères.
Mais la principale faille dans la politique révolutionnaire et de défense des droits des femmes affichée par le président Chavez, c’est le maintien rigoureux de l’interdiction de l’avortement (sauf pour sauver la vie de la mère), toujours sanctionné par des peines de prison. Interdiction qui n’en a jamais empêché la pratique et pénalise toujours et partout les femmes les plus démunies que le chavisme prétend justement aider…
Hugo Chavez revendique un christianisme ardent et ses prises de parole permanentes en appellent régulièrement à la puissance divine, y compris dans la gestion de sa santé. Le poids de la hiérarchie catholique, pourtant largement opposée au régime en place, n’est nullement mis en cause au Venezuela, et les œuvres sociales religieuses envers les femmes du peuple, qui contribuent plutôt à les confiner dans un rôle subalterne, sont largement subventionnées. On peut même lire sur le mur d’un centre culturel récemment rénové sur des fonds publics l’inscription « Salve Regina ! Centre en l’honneur de Sainte-Rosalie, patronne de notre village ».
Là est le point essentiel de fracture dans le mouvement des femmes vénézuélien : il y a celles qui pensent que les urgences dans leur pays sont ailleurs et que les droits spécifiques des femmes peuvent bien attendre un peu ; et il y a celles qui considèrent qu’il n’y a pas de progrès social véritable sans interaction avec une avancée immédiate des droits des femmes.
Annette Vazelle
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