Aucune catégorie Jordanie : les travailleuses d’Al Tajamouat, ouvrières, syndicalistes et fières de l’être…
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Sumaya (à gauche) et Imane, à la section locale du Syndicat du textile, seul syndicat présent dans la zone industrielle.
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A Al-Tajamouat, on fabrique des produits agroalimentaires, des appareils médicaux, des meubles de bureau, des produits de la mer Morte et des produits textiles.
Située à 20 km à l’est d’Amman, cette cité industrielle, fondée en 1998, reste l’une des plus importantes QIZ (1) du pays.
Dans ces bâtiments bunkers en enfilade, qui s’étendent sur plus 400 000 m2, travaillent et vivent environ 14 000 personnes. La plupart sont des travailleurs immigrés, venus du Sri Lanka, de Chine, du Pakistan, d’Inde ou du Bangladesh.
Une mosaïque d’identités qui n’échappe pas au visiteur de cette cité dortoir à la vue des devantures en hindi ou en chinois des épiceries, salons de coiffure et taxiphones, installés dans cette « ville dans la ville ».
Imane et Sumaya, deux couturières respectivement palestinienne et jordanienne, travaillent pour des usines de textile. Afin de nous parler de leur travail, elles sont venues clandestinement rejoindre la section locale du Syndicat du textile. Fières de leur statut de femmes travailleuses, elles relativisent des conditions de travail plutôt pénibles…
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Quelles sont vos conditions de travail dans vos usines respectives ?
Imane : Je travaille depuis cinq mois pour Sterling Apparel Manufacturing, une société américaine qui emploie presque 900 ouvriers dont 125 ouvrières jordaniennes, pour 99 hommes, et 131 ouvrières étrangères, pour 541 hommes.
Je vis dans le camp de réfugiés palestiniens Baqa’a, donc je prends les transports à 6h30 le matin. Je commence mes journées à 7h30 : je fabrique des vêtements, à partir de modèles tout faits, en respectant les quotas de production.
Nous sommes plus de 200 ouvrier-ère-s sur les machines à coudre, dans une immense salle, climatisée l’été, mais pas chauffée l’hiver. Je peux faire des pauses au moment de la prière et pour aller aux toilettes et j’ai une pause déjeuner de 11h45 à 12h35. Je quitte le travail à 16h. Nous travaillons six jours par semaine.
Sumaya : Je travaille depuis 1995 pour la Jordan Clothing Company, qui embauche 220 personnes, dont une grande majorité de Jordaniennes. Je mets 35 mn en bus pour venir au travail. Les journées démarrent à 7h45 le matin et se terminent à 15h45, avec trente minutes pour déjeuner le midi. Sinon, mes conditions de travail sont à peu près les mêmes que celles d’Imane.
Quel est votre salaire ? Avez-vous des avantages sociaux ?
Imane : Je gagne 150 dinars jordaniens (2) par mois, le salaire minimum, qui ne me permettrait pas de subvenir à mes besoins si je ne vivais pas en famille. J’ai 14 jours de congés payés plus 14 jours de congés maladie. Et le vendredi et les jours fériés.
Dans la pratique, c’est compliqué de bénéficier de ses congés payés : quand il y a beaucoup de travail, on ne peut pas les prendre. Nous devons obligatoirement faire des heures supplémentaires l’été, de 16h à 19h, qui sont payées sur la base d’1heure et 15 minutes par heure supplémentaire.
Nous avons la sécurité sociale mais pas d’assurance maladie. Excepté si nous avons une maladie ou un accident au travail (là c’est la sécurité sociale qui paie), c’est nous qui payons pour notre santé. La sécurité sociale permet de partir à la retraite à 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes.
Sumaya : Je gagne 260 dinars. Grâce à une revendication collective dans mon usine, nous avons obtenu une augmentation de salaires de 20 dinars et une prime de fin d’année, correspondant à un 13e mois, pour tous les Jordaniens.
Nous n’avons pas pu obtenir les mêmes avantages pour les ouvriers étrangers. Comme ils sont logés et nourris, que le billet d’avion pour venir est payé par l’entreprise, ils sont considérés comme des privilégiés. Mais ils ne gagnent que 110 dinars et les patrons disent qu’on ne peut rien négocier pour eux car leurs contrats de travail renferment des règles strictes. La seule chose qui pourrait augmenter leurs salaires serait que une hausse du salaire minimum.
Quels sont les problèmes qui peuvent se poser dans votre cadre de travail ? Y a t-il déjà eu des luttes syndicales au sein de votre usine ?
Imane : Oui bien sûr. Je suis syndiquée depuis mon arrivée dans l’usine et le problème chez nous, c’est que l’entreprise voit le syndicalisme d’un très mauvais œil. Les patrons ont toujours peur que leurs employés communiquent sur les côtés négatifs de l’entreprise. Ils utilisent la pression, peuvent nous faire changer de poste ou nous renvoyer, pour nous dissuader de nous syndiquer.
Pourtant, il y a régulièrement des conflits entre ouvriers, souvent des malentendus entre Jordaniens et étrangers. Parfois, il y a aussi des problèmes avec les superviseurs qui traitent mal certains travailleurs quand ils sont énervés.
Récemment, il y a eu un conflit entre deux ouvrières et l’administration a décidé d’en licencier une des deux. Je suis donc partie voir le syndicat pour expliquer qu’elles avaient tort toutes les deux et qu’il fallait une décision juste. La travailleuse expulsée a ainsi pu être réintégrée.
Aujourd’hui, le principal souci concerne les salaires trop bas. Les salaires n’ont pas bougé depuis vingt ans alors que l’inflation est galopante. Nous sommes en train de demander un salaire minimum de 180 dinars et un comité tripartite discute en ce moment notre revendication.
Un des principaux problèmes selon moi, c’est que les syndicats ici ne sont pas assez forts et les femmes n’y participent quasiment pas : dans mon usine, nous ne sommes que deux femmes syndiquées. Avec une si faible participation, les luttes auront du mal à avancer et les syndicats continueront d’être diabolisés par les patrons.
Sumaya : Pour nous, c’est un peu particulier : pour obtenir les récentes hausses de salaires, nous avons dû tous nous syndiquer d’un seul coup.
Au début de l’année dernière, les responsables ont eu une augmentation de salaires. Nous avons fait une demande orale auprès de la direction pour obtenir les mêmes droits, mais elle n’a pas été suivie d’effets.
Nous avons alors compris la nécessité d’être syndiqués et nous avons fait la grève. Et après quelques séances de discussion entre le syndicat, l’administration et le ministère du Travail, nous avons obtenu notre hausse de salaires. D’ailleurs les travailleur-se-s immigré-e-s ont obtenu aussi cette augmentation de 20 dinars, sous forme de primes. Les patrons avaient peur qu’ils continuent à faire grève.
Aujourd’hui, qu’attendez-vous de votre syndicat ?
Sumaya : Je suis très contente d’être syndiquée et très reconnaissante de son soutien. Le syndicat sait toujours nous orienter au mieux et viennent régulièrement nous rencontrer sur notre lieu de travail. Dans mon usine, nous avons commencé à cinq femmes syndiquées mais aujourd’hui, beaucoup d’autres nous ont rejointes.
Imane : Le syndicat fait tout pour être à notre écoute, pour nous aider à obtenir de meilleures conditions de travail. J’attends qu’il continue à avoir de l’ambition pour nous et surtout, je mobilise mes collègues pour qu’ils adhèrent au syndicat.
Est-ce un choix personnel de travailler ?
Imane (elle rit) : Non, bien sûr que non ! Je le fais par nécessité économique. Je n’avais jamais pensé travailler un jour dans ma vie. Mais ma mère est décédée jeune et je voulais fuir le domicile familial. Au départ, ma famille a refusé que je travaille, mais grâce à ma force de caractère, ils ont fini par accepter. Comme je vis aujourd’hui chez mon frère, mon salaire me permet de l’aider financièrement.
Sumaya : C’est pareil pour moi. Les circonstances m’ont poussé à travailler, mais aujourd’hui, ma famille est fière de moi.
Si vous aviez un rêve concernant votre vie professionnelle ?
Sumaya : Je voudrais ouvrir une boutique de vêtements pour enfants…
Imane : Dans cette usine, j’aimerais quitter la couture pour travailler à la finition ou l’enveloppage. Mais au-delà, je voudrais devenir dirigeante d’un syndicat et j’espère que ce rêve se réalisera un jour, si Dieu le veut… Je vais déjà me renseigner pour entrer dans un comité directeur.
Et j’ai aussi des attentes vis-à-vis de personnes comme vous, qui venez écouter nos problèmes. Si vous voulez faire quelque chose pour nous, faites pression pour que la Jordanie signe la convention relative à la liberté syndicale. Sans quoi, nos patrons continueront à nous punir d’être syndiqués et nos conditions de travail ne pourront pas s’améliorer.
Propos recueillis par Myriam Merlant – EGALITE
(1) Qualified Industrial Zone. Cette appellation désigne les zones industrielles qui fabriquent pour l’exportation. Dans le cas jordanien, des accords passés avec les Etats-Unis en 2000 permettent aux produits d’être exportés sur le marché américain, sans payer les droits de douane.
(2) 1 euro = 0,90 dinar jordanien.
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