Aucune catégorie Nawla Darwiche, figure de proue du féminisme égyptien

Nawla Darwiche

Nawla Darwiche a créé, et longtemps présidé, la New Woman Foundation, fer de lance du féminisme égyptien. Si ses attaques sans concession contre la culture patriarcale ne lui valent pas que des amis, ses études sur la condition des ouvrières font référence. Et obligent politiques et syndicalistes à la considérer comme incontournable.

Nawla Darwiche

Nawla Darwiche

« Nous sommes dans une culture très patriarcale. Même chez les communistes, les femmes étaient secrétaires ! » Nawla Darwiche, la cinquantaine énergique mais posée, sait de quoi elle parle : son père, Youssef, fut l’un des dirigeants communistes les plus en vue à l’époque de Nasser. « Un fervent croyant en la classe ouvrière », note aujourd’hui sa fille avec un brin d’ironie.

Cettefemme brillante, qui a mené des études de pédagogie et de littérature française, est elle-même restée une bonne « pratiquante » marxiste de 1973 à 1989. Et il lui en est restée une sensibilité aigüe à la classe ouvrière.

Dès 1984, elle ressent la nécessité de faire avancer la cause des femmes. Cette année-là, avec une poignée de militantes, elle lance la New Woman Foundation (NWF, Association Femme nouvelle). D’abord de manière informelle, puis en l’enregistrant en 1991 comme « compagnie civile non commerciale ».

En 2004, l’association demande à bénéficier du nouveau statut d’ONG. Deux mois plus tard, elle apprend que les services de sécurité s’y opposent. « Nous avons lancé une campagne, nous avons été bombardés de lettres de solidarité et, au bout d’un mois, nous avons gagné ! », Forte de ce soutien, l’association engage en 2007 une campagne pour la liberté d’association, qui lui vaut d’obtenir le prix Nelson Mandela.

Mais le gouvernement égyptien s’y oppose. « Je leur ai envoyé une lettre pour dire que c’était une honte ! » Depuis cette époque, la NWF a compris que la défense des droits des femmes et l’organisation de la société civile égyptienne étaient inséparables.

Financée notamment par le Fonds arabe de soutien aux organisations des droits de l’homme et par l’ambassade des Pays-Bas, l’organisation prône « un féminisme à portée sociale » et « considère la lutte pour la libération des femmes comme un élément de la lutte plus large pour la démocratie et la justice sociale ».

Cette sensibilité l’amène à repérer dès 2006 les signes d’une profonde colère sociale. « Nous avons compris que nous étions à un moment historique en Egypte et que ne pas intervenir au niveau des masses populaires serait un crime. »

Des harcèlements sexuels au travail « que les femmes soient voilées ou non »

L’association engage alors plusieurs études dont l’une, en 2007, porte sur 600 ouvrières de trois secteurs d’activité (textile, pharmacie et assemblage de puces électroniques). Ses résultats révèlent la situation catastrophique des Egyptiennes au travail : 40 % d’entre elles ont un salaire mensuel compris entre 100 et 200 livres égyptiennes par mois (12,6 à 25,2 euros), alors que le minimum dans le secteur public est de 176 livres.

Beaucoup n’ont pas de contrat (jusqu’à 74 % dans les entreprises privées de la chimie). Dans la chimie et l’électronique, où les femmes sont majoritaires, elles n’occupent que 2 à 3 % des postes hiérarchiques. Et la plupart des ouvrières ignorent l’existence de syndicats.

En 2009, une étude sur le harcèlement sexuel au travail confirme la généralité du phénomène. « Et ceci, que les femmes soient voilées ou non », souligne Nawla Darwiche. Un argument jeté à la tête de ceux qui légitiment le port du hijab au nom de la nécessaire protection des femmes.

Dans la foulée de ces enquêtes, un documentaire est réalisé avec des témoignages de quatre ouvrières. « Nous ne pouvions pas  mobiliser ces femmes pour faire connaître les résultats de ces enquêtes, puis les laisser tomber. Nous avons donc décidé de nous lancer dans la formation », explique Nawla.

Depuis 2009, la NWF forme des ONG dans quatre gouvernorats. « Nous intervenons aussi dans les zones franches, où les femmes n’ont pas droit au congé maternité. » Et l’association s’efforce d’avoir 10 % d’hommes dans toutes ses sessions.

Enquêtes et formations lui valent une réputation de crédibilité. Et même si les syndicats critiquent à mi-voix son intransigeance, ils savent qu’elle est devenue incontournable. « Allez donc voir Nawla Darwiche ! », répondent souvent les militants que l’on interroge sur l’égalité de genre. Une manière de se défausser, bien sûr. Mais aussi de reconnaître le rôle central que joue la NWF sur ces questions.

L’avènement du « parti canapé »

Début 2011, les militantes de la NWH ont applaudi des deux mains la révolution. « Pendant dix-huit jours, l’égalité a été une évidence sur la place Tahrir et il n’y a pas eu un seul cas de harcèlement sexuel », se réjouit celle qui en fut présidente jusqu’en août dernier.

Mais cela n’a pas duré longtemps. Dès le soir du départ de Moubarak, Nawla est sortie avec sa fille Basma, une actrice égyptienne célèbre, et elles ont été harcelées dans la rue : « C’est le “parti du canapé”, ceux qui sont restés chez eux, mais se prétendent révolutionnaires. Le pouvoir et les islamistes veulent casser la résistance en utilisant le corps des femmes. »

« A chaque révolution, les femmes sont appelées à participer, puis à rentrer chez elles… », poursuit-elle. Mais il en faut davantage pour casser la combativité de Nawla et de ses complices. Et la NWF a plus d’un projet dans sa besace.

Le premier consiste à créer dans six gouvernorats des observatoires des droits économiques et sociaux des femmes, qui dresseraient des constats des violations effectives. Le deuxième à former des ouvrières pour « faire émerger de vraies leaders qui se présentent aux élections syndicales. De 2006 à 2011, il y a eu 1 000 femmes sur 18 000 représentants, c’est une honte ! »

Cela va-t-il s’améliorer avec les nouveaux syndicats indépendants ? Nawla n’en est pas sûre : « Ils n’ont aucune sensibilité sur la question du genre ! » Il faut dire que la cabale en cours contre les ONG incite les militants à la prudence sur le sujet.

« Nous sommes accusé-e-s d’adopter des agendas impérialistes. A l’approche de chaque élection, il y a une campagne de dénonciation de la société civile. C’est vrai que le gouvernement américain soutient certaines ONG. Mais le Qatar et l’Arabie saoudite envoient des fonds aux mouvements islamistes qui dépassent, et de loin, les sommes versées par l’Occident », poursuit-elle. Avant d’ajouter : « Cela dit, l’Occident demande les droits de l’homme pour l’Egypte, mais pas pour la Palestine : cela enlève de leur crédibilité ! »

Inquiétude et amertume

Nous l’avions rencontrée fin octobre 2011, au Caire, dans le petit appartement du quartier résidentiel de Mohandessin qui abrite le siège de la NWF. Nous l’avons retrouvée début décembre à Paris lors d’un colloque organisé par la Fondation des femmes pour la Méditerranée. Les premiers résultats des législatives laissaient déjà présager la victoire des islamistes.

Près d’un an après la révolution, cette infatigable militante ne cachait ni son inquiétude ni son amertume. « Le peuple égyptien s’est révolté contre la violation de ses droits. Mais il n’y a pas de dignité humaine si l’on ne s’occupe que de la moitié du peuple. Pourtant, en tant que féministes, nous sommes encore mal perçues en Egypte. »

Elle s’alarmait que les salafistes, tout juste « sortis de leurs grottes, commencent à demander que l’on revienne sur les rares droits déjà accordés aux femmes ». Mais restait fidèle à ses convictions démocratiques, répétant inlassablement que « les difficultés ne doivent pas nous faire regretter les dictatures ».

« A court terme, je suis pessimiste, conclut-elle. Mais à long terme, je ne le suis pas : il s’est passé quelque chose d’irréversible en Egypte, et le mur du silence a été brisé. » Une belle leçon d’optimisme militant.

Philippe Merlant – EGALITE

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