Aucune catégorie Tunisie : entre ouverture et patriarcat
La Tunisie est le pays du monde arabe où les femmes sont les plus présentes sur le marché du travail. Certes, loin derrière les taux d’activité des femmes européennes (1). En 2010, 27 % des Tunisiennes étaient actives, contre, par exemple, 26 % des Marocaines et 16 % des Algériennes, d’après l’Organisation internationale du travail (OIT). Ce taux d’activité féminin reste cependant bien inférieur à celui des hommes (74 %).
On constate aussi un écart, mais inversé, entre les taux de chômage : celui des femmes dépasse celui des hommes de plus de 5 points. Quant à la différence de salaire, elle est évaluée à 20 % environ.
De fait, le marché du travail est un terrain d’inégalités entre les sexes : sectorisation de l’emploi, précarité accrue des femmes, très faible présence dans les instances dirigeantes des entreprises, mais aussi des syndicats…
Ce sont les stigmates d’une société qui, au-delà d’une certaine ouverture, reste dominée par le patriarcat et le conservatisme. Et les récentes élections de l’Assemblée constituante, qui ont porté le parti islamiste Ennahda en tête, ne sont pas prometteuses d’avancées en matière d’égalité femmes-hommes.
L’image erronée d’un pays égalitaire
Pourtant, avant la révolution de janvier 2011, sous l’ère Ben Ali, la Tunisie se présentait volontiers comme le pays le plus progressiste du monde arabe pour les droits des femmes. De fait, le Code du statut personnel, adopté en 1956, a instauré le principe d’égalité entre femmes et hommes et apporté des avancées juridiques importantes : abolition de la polygamie, institution du divorce, âge minimum du mariage à 17 ans pour les filles, etc.
Cependant, pour Khadija Cherif, sociologue et secrétaire générale de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) en Tunisie, comme pour de nombreuses féministes, l’image de la femme était instrumentalisée par Ben Ali.
« On vendait l’image d’une Tunisie égalitaire, mais au-delà de quelques poches de modernité, ce sont les hommes qui avaient le pouvoir, au sein des familles comme dans les entreprises et en politique, affirme-t-elle. Il reste encore des discriminations dans la législation, dans les pratiques et dans les comportements. »
Ainsi, les femmes ne touchent que la moitié de l’héritage. Ou encore, l’homme est légalement le chef de famille, ce qui implique par exemple qu’une femme ne peut pas inscrire son enfant à l’école sans l’autorisation de son mari.
En matière d’emploi, les chiffres officiels, s’ils donnent une tendance, ne disent pas tout. « De nombreuses femmes travaillent sans être déclarées », affirme Samia Ltaief, membre de l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (Afturd) et de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). « Beaucoup font du travail artisanal à domicile ou occupent des emplois saisonniers dans l’agriculture ».
Le secteur du textile, féminin à 70%
Autant de situations précaires, instables et mal rémunérées. De plus, les femmes qui sont dans des situations salariées sont très souvent cantonnées à certains secteurs. Et notamment à celui du textile, où elles représentent plus de 70 % de la main d’œuvre.
Un secteur où les écarts par rapport au droit du travail sont nombreux : normes de sécurité non respectées, heures supplémentaires non rémunérées, cotisations sociales non versées, retard de paiement de salaires, etc. Quant au niveau de salaire, si le Smig est la plupart du temps respecté, son niveau reste insuffisant pour vivre correctement.
Et ce malgré un niveau important de syndicalisation. « Il y a une tradition de se syndiquer en Tunisie lorsque l’on travaille », affirme Alaa Talbi, directeur de programmes au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). De fait, les femmes représentaient 35 % des 517 000 adhérents à l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) en 2009.
Longtemps syndicat unique, l’UGTT a perdu son monopole depuis la révolution, du fait de la création de deux nouvelles centrales créées par des dissidents. Ce fort taux de syndicalisation devrait être aujourd’hui encore plus élevé car le vent de liberté engendré par la révolution a attiré de nouvelles adhésions. « Auparavant, il y avait une certaine crainte à se syndiquer car les patrons étaient souvent proches du pouvoir », raconte Nasser Ghannem, président de la Fédération textile de l’UGTT dans la région de Sousse, dans le centre est du pays.
Peu de femmes aux sommets des entreprises et des syndicats
Si les femmes sont relativement présentes sur le marché du travail et dans la base des syndicats, le problème apparait lorsque l’on monte dans la hiérarchie : elles sont quasiment absentes du sommet de la pyramide. Tant dans les directions d’entreprises que dans celles de l’UGTT.
Ainsi, le principal syndicat ne compte aucune femme dans son bureau exécutif et elles ne représentent environ que 1 % des bureaux fédéraux. Même dans les fédérations de secteurs très féminisés, comme la Fédération textile où elles ne sont que 3 sur 9 membres. En dépit de la création en 2000 d’une commission des femmes travailleuses, dont le but est d’encourager la formation et l’implication des femmes aux postes de responsabilités dans le syndicat.
« Plusieurs facteurs expliquent ces inégalités, indique Dora Mahfoudh Draoui, sociologue. Tout d’abord, les femmes restent les principales responsables des tâches familiales et ménagères. Une enquête a montré qu’elles y passent huit fois plus de temps que leur conjoint ! Ce qui limite forcément le temps disponible pour des activités militantes ».
Ce conservatisme dans la vision de la place de la femme implique également une très faible présence dans l’espace public. « La plupart des hommes acceptent que les femmes sortent du foyer pour étudier ou travailler, mais pas pour aller à des réunions le soir, dans des cafés, qui sont des univers masculins », poursuit-elle.
Une auto-censure féminine
Du coup, les femmes sont sous-informées et ne sont jamais envoyées en représentation lorsqu’il y a des enjeux importants : « Les femmes ont des compétences techniques, mais elles sont handicapées par le fait qu’elles ne savent pas tenir un discours public, tout simplement parce qu’on ne leur donne jamais la parole, ajoute Dora Mahfoudh Draoui. Or la prise de parole, c’est la prise de pouvoir. »
D’ailleurs, au sein de l’UGTT, Najoua Makhlouf, responsable de la Commission des femmes travailleurs, constate une réelle volonté politique de restreindre la présence des femmes dans les instances dirigeantes « car les hommes souhaitent conserver le pouvoir ».
Tous ces facteurs réunis sont souvent intériorisés par les femmes elles-mêmes qui s’auto-censurent. Pour briser ce cercle vicieux, des associations de femmes mènent un travail de sensibilisation aux questions d’inégalités femmes-hommes, soit en publiant des études, comme l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement (Afturd), soit en menant des actions de terrain pour soutenir les femmes dans la défense de leurs droits comme l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD).
Au niveau syndical, la Commission des femmes travailleuses participe au développement du réseau « Changing for equality » qui a pour but d’encourager les femmes à se syndiquer et à prendre des responsabilités. « Le chemin est long », concède Khadija Cherif, de la FIDH. Et l’arrivée au pouvoir des islamistes d’Ennahda inquiète, même si les dirigeants du parti ont tenu jusqu’à présent un discours qui se veut rassurant sur les droits des femmes. Le lendemain même des élections, le 24 octobre dernier, Khadija Cherif, un peu sonnée par les résultats, affirmait : « Je ne suis pas inquiète pour les acquis, mais plutôt pour les avancées. »
Blanche Manet – EGALITE
(1) En moyenne dans l’Union européenne en 2008, le taux d’activité des femmes était de 63,9 %, d’après Eurostat.
(2) En 2009, le taux de chômage des femmes était de 18 % contre 12,6 % pour les hommes, d’après l’Institut national de la statistique (INS) tunisien.