Non classé L’Assemblée constituante en Tunisie aurait un autre visage sans la dispersion des listes
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Article paru dans le numéro 129 de Clara Magazine sous le titre Tunisie : Sans la dispersion des listes, l’Assemblée constituante aurait un autre visage.
Article modifié le 20 janvier.
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Barbara Loyer est directrice de l’Institut français de géopolitique. Elle propose une analyse critique des raisons du succès électoral d’Ennahda, parti islamique tunisien, lors des dernières élections à l’Assemblée constituante qui écrira une nouvelle page de l’histoire du pays. Entretien.
Comment expliquez-vous la victoire du parti islamiste Ennahda lors des élections de l’Assemblée Constituante le 23 octobre 2011, alors que l’élan révolutionnaire se portait vers la démocratie ?
Deux facteurs ont fortement joué en défaveur des partis opposés aux islamistes. Tout d’abord, la multitude de listes représentées a amené les électeurs à donner leur voix à des partis n’ayant obtenu aucun député. 1 519 listes se sont disputé 217 sièges. Selon les circonscriptions, entre 24% et 49% des voix ont été perdues (sans compter les bulletins blancs ou nuls). De cette dispersion, le parti islamiste Ennhada est sorti vainqueur avec 41% des voix, soit 90 sièges.
Par ailleurs, les partis anti-islamistes ont eu à cœur de réparer une injustice territoriale : l’abandon par l’ancien régime de la Tunisie de l’intérieur. Leurs efforts de campagne se sont en bonne partie concentrés sur ces territoires à faible densité, au détriment du grand Tunis. Ils en ont oublié l’enjeu électoral – remporter une majorité de voix –, contrairement aux islamistes très présents dans les grandes villes.
Le résultat de ces élections ne reflète ni la réalité des rapports de force existant en Tunisie ni l’opinion de la majorité des Tunisiens, mais la pertinence des stratégies mises en œuvre.
Est-ce pour l’instauration d’un système politico-religieux que les électeurs d’Ennahda ont voté ?
Ce que veulent les Tunisiens, c’est la fin de la corruption. Parmi les électeurs d’Ennahda, il y a certes de dangereux idéologues, mais aussi des personnes qui imaginent que les élus islamistes, supposés représenter les classes moyennes et populaires, seront moins corrompus. Les autres partis représentent en effet une bourgeoisie dont la différence de niveau de vie avec le peuple est souvent flagrante. Les islamistes peuvent aussi être très aisés, mais ils l’affichent moins. C’est ainsi en raison de l’image qu’ils se font de la démocratie sociale que de nombreux électeurs se sont tournés vers Ennahda.
Ces mêmes électeurs pensent aussi que ceux qu’ils qualifient de « bourgeois » ont bien profité du régime de Ben Ali pour s’enrichir. De là, ils assimilent la bourgeoisie au régime de Ben Ali et aux valeurs supposées occidentales. Par leur vote pro-Ennahda, ils expriment la volonté d’un retour à ce qu’ils considèrent être les valeurs « traditionnelles » tunisiennes.
En même temps, un pouvoir islamiste offrirait une revanche extraordinaire à certains hommes des classes populaires. Avec un tel système, un homme économiquement défavorisé obtiendrait un pouvoir démesuré sur des femmes issues d’une classe sociale et économique supérieure. Il aurait la possibilité de leur imposer toute une série d’interdits, de les placer en infériorité, de les humilier malgré leur fortune ou leur statut. Il ne faut pas sous-estimer ces ressorts qui relèvent tout autant des rapports de sexe que des rapports de classe.
La loi électorale a imposé la parité dans les listes. Qu’en est-il dans les faits ?
La composition des listes devait être paritaire, mais seul le Parti démocratique moderniste (PDM) a aussi adopté la parité au niveau des têtes de liste. Résultat : 93% des listes ont été conduites par des hommes. Or, étant donnée la dispersion des listes, être tête de liste était fondamental pour accéder au pouvoir. La plupart des listes n’a en effet obtenu qu’un élu par circonscription, à l’exception d’Ennahda qui en a eu 2 ou 3. Dans cette configuration, la parité a surtout permis l’accès au pouvoir à des femmes islamistes : 85% des sièges gagnés par des femmes (soit 42 sur 49) appartiennent à Ennahda, alors même que ce parti n’a présenté qu’une seule femme tête de liste sur l’ensemble de la Tunisie.
A quels enjeux les féministes doivent, selon vous, être vigilantes pour que la transition démocratique ait réellement lieu et intègre l’égalité et la liberté des femmes ?
Il y a une urgence à préciser les concepts. Par exemple, qu’entend-on par femme, par féministe, par progressiste ? Ces termes sont-ils interchangeables ? Il est important de se défaire de l’idée de la « femme rempart » contre l’islamisme. Une élue d’Ennhada ne se voit pas nécessairement comme une féministe ni même comme une « féministe islamiste ».
Par ailleurs, le Code de la famille focalise toute l’attention des militantes. C’est un document important qui institue le divorce comme seule façon de se séparer, à l’exclusion de la répudiation. Cependant, les islamistes peuvent le conserver en l’état, tout en changeant les pratiques quotidiennes et les lois qui ne relèvent pas de ce Code. La vie des femmes peut en être complètement bouleversée par une séparation stricte des sexes dans l’espace public, par une intrusion plus forte des islamistes dans les espaces intellectuels, par l’imposition d’un rythme religieux,… La focalisation sur le Code de la famille pourrait nous faire passer à côté d’autres enjeux capitaux1.
Selon nous, il faudrait distinguer ce qui se passe dans l’Assemblée constituante et ce qui se passe dans la société. Au sein de la Constituante, il semble fondamental de continuer à inscrire la parité comme principe électoral. Au sein de la société, deux niveaux sont à articuler.
Premièrement, les actions provocatrices qui obligent à réfléchir. Car, le plus dangereux, c’est la chape de plomb que les islamistes pourraient faire peser sur les Tunisiens pour que, dans le silence, petit à petit, plus une seule femme ne se promène avec une jupe ou un pantalon court. Il est important de parler haut et fort de la liberté des femmes et il suffit souvent d’un petit groupe pour libérer la parole des autres.
Deuxièmement, la réflexion sur des stratégies spatialisées et explicites pour penser l’efficacité sur le terrain et ne pas s’épuiser dans un activisme qui donne bonne conscience, mais qui reste inefficace en terme électoral. L’articulation entre le travail des universitaires et des activistes est sans doute nécessaire pour arriver à cette efficacité.
Pour finir, l’un des enjeux à long terme relève de la transmission et du partage de la pensée critique par la traduction en arabe des travaux en études féministes produits en France et ailleurs dans le monde. Une pensée complexe ne peut se construire qu’à partir de lectures contradictoires, et ces textes ne doivent pas rester le privilège d’une élite francophone.
Propos recueillis par Clara Domingues
(1) L’enjeu est désormais de conserver les acquis du Code de la famille, alors qu’il était question, lors de la révolution, de le faire progresser en abrogeant les dispositions inégalitaires, notamment en matière d’héritage.
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