Les hommes, des féministes comme les autres « Il ne faudrait pas que, dans le féminisme aussi, les hommes prennent le pouvoir »
Eric Fassin, sociologue, professeur agrégé à l’Ecole normale supérieure, est un homme engagé auprès des femmes.
Ses recherches portent en partie sur le genre et l’actualité des questions sexuelles. Il est membre du comité de direction de l’Institut Emilie-du-Châtelet, du conseil pédagogique du master Genre politique et sexualités de l’EHESS, et directeur de la collection Genre & sexualités des éditions La Découverte.
—
—
Vous travaillez sur le genre, vous êtes membre de l’Institut Emilie-du-Châtelet, comment vous définissez-vous en tant qu’homme engagé pour l’égalité entre les femmes et les hommes ?
D’un côté, je souhaite d’autant plus revendiquer mon féminisme que ce label reste illégitime : dès lors, pourquoi l’abandonner seulement aux femmes ? D’un autre côté, j’hésite toujours, en tant qu’homme, à m’autoriser de ce titre : il ne faudrait évidemment pas que, dans le féminisme aussi, les hommes prennent le pouvoir. C’est d’autant plus vrai que, si ce choix n’est pas le plus valorisé socialement, il n’en est pas moins vrai qu’aujourd’hui on en retire aussi quelques bénéfices.
Cette ambivalence me paraît nécessaire : on ne peut pas oublier, lorsqu’on travaille et qu’on s’engage dans ce domaine, et plus généralement sur les questions minoritaires, sa propre position, majoritaire. De fait, il est paradoxalement plus facile de défendre des causes minoritaires quand on n’est pas soupçonné a priori de défendre ses propres intérêts. Autrement dit, on peut plus aisément revendiquer une posture universaliste, sans être renvoyé à un particularisme.
Il ne s’agit pas pour autant d’oublier la leçon du féminisme : le savoir est situé. Mais, justement, ma position, en m’interdisant de parler au nom des femmes, ou même pour les femmes, m’oblige à tenir un discours, non pas sur les femmes, mais sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Bien sûr, ce n’est pas le seul possible, mais c’en est un, qui convient davantage à ma position.
Dites-vous que nous vivons dans un monde de domination masculine ?
Sans nul doute. Ceux qui veulent nous faire croire que la domination appartiendrait au passé, ou à d’autres cultures (l’Afrique, l’islam…), ne font qu’alimenter un déni qui aggrave la domination – tout en faisant le jeu des xénophobes et des racistes. Il faut donc poser la domination comme un point de départ incontournable. On ne saurait pourtant s’arrêter là : il convient de la penser. Certes, la domination n’est pas effacée par le progrès ; toutefois, elle est traversée par l’histoire : elle ne disparaît pas, mais elle change.
En même temps, il ne faudrait pas croire qu’on a tout dit quand on a parlé de domination : sinon, les femmes seraient réduites à leur statut de dominées. Politiquement, ce serait contreproductif. Si les femmes sont bien les actrices de leur vie, et si elles peuvent se constituer en actrices politiques, c’est que la question du pouvoir n’est pas épuisée par le fait, indéniable, de la domination.
Quel est le regard de votre entourage sur votre engagement féministe ?
Quand j’ai commencé d’enseigner en France sur les questions de genre et de sexualité, en 1994 à l’Ecole normale supérieure, et bientôt de m’engager publiquement sur ces thèmes, on souriait souvent, on ricanait parfois. C’est moins le cas aujourd’hui : comme d’autres, je bénéficie de l’intérêt que rencontrent, dans l’espace public, ces questions – fût-ce pour s’y opposer, comme le montre en cette rentrée la controverse sur le « genre » dans les manuels de SVT des classes de première ES et L… Bref, c’est plus facile qu’il y a vingt ans.
Reste la position, quelque peu paradoxale, d’homme féministe : elle suscite un mélange de curiosité, de sympathie et de méfiance. Dans les rangs féministes, on me demande parfois (mais jusqu’à présent, plutôt rarement) des comptes. Ce n’est pas une si mauvaise chose : on est obligé de s’interroger à chaque pas, et c’est tant mieux. Il ne faut pourtant pas se tromper : c’est sans aucun doute du côté des anti-féministes que j’ai rencontré la plus grande hostilité !
Comment définissez-vous ce concept de « démocratie sexuelle » que vous avez créé ?
La démocratie, ce ne sont pas seulement les élections. Je m’intéresse au fait que nous vivons dans des sociétés démocratiques ; non pas que la liberté et l’égalité y règneraient effectivement (qui pourrait le croire ?), mais en un sens précis : les lois et les normes n’y tirent plus leur légitimité d’un fondement transcendant (Dieu, la Nature, la Tradition, etc.). Autrement dit, nous partageons la croyance qu’elles sont définies, de manière immanente, par nous-mêmes. C’est pourquoi il devient possible d’invoquer les valeurs démocratiques telles que la liberté et l’égalité pour contester l’ordre des choses.
Or la question se pose : tout relève-t-il de cette logique démocratique, ou bien celle-ci connaît-elle des exceptions ? S’arrête-t-elle au seuil du sexe ? Qu’il s’agisse de genre ou de sexualité, c’est un objet démocratique privilégié, justement parce que l’ordre sexuel est apparu jusqu’à présent comme fondé sur l’évidence naturelle qui définit l’homme, la femme, l’hétérosexualité et la famille. En effet, ce qui se joue aujourd’hui dans nos sociétés, c’est la remise en cause de cette fausse évidence, soit la dénaturalisation de l’ordre sexuel. L’enjeu, c’est la prise de conscience que celui-ci est également culturel, historique et politique – soumis aux variations, ouvert au changement, exposé à la délibération. Bref, c’est l’extension de la logique démocratique aux questions sexuelles : c’est précisément parce que le sexe était réputé non politique qu’il est aujourd’hui politique par excellence.
Pour vous, l’affaire DSK va-t-elle faire avancer la lutte contre les violences faites aux femmes ?
Dès qu’elle a éclaté, dans une tribune qu’a publiée Libération, j’ai suggéré qu’il pourrait bien s’agir de la fin d’une exception, en un triple sens – le sexe constitué en exception, pour être soustrait aux exigences démocratiques ; la politique comme exception au droit ordinaire ; la France comme exception culturelle à la politisation des questions sexuelles.
En 2002, autour du harcèlement sexuel à l’université, avec la constitution du collectif Clasches, on avait déjà pu penser que c’en était fini de l’exception. Le tabou avait sauté. Or l’ouverture fut brève ; tout s’est très vite refermé, comme la surface d’une mare où l’on aurait jeté un pavé. Il est redevenu impossible d’aborder ses questions.
Avec le non-lieu, risque-t-on le même retour de bâton ? Sans doute. Je suis toutefois plus optimiste : certes, les féministes l’ont souligné à juste titre, le sexisme ordinaire s’est donné libre cours dans cette affaire. Toutefois, la protestation de ces féministes n’est pas passée inaperçue. A mon sens, c’est là la nouveauté. Les femmes ont réussi à se faire entendre – dans la rue, et dans les médias. C’est sans doute qu’il y a un renouvellement générationnel, comme on le voit bien dans les universités avec des jeunes collègues et des étudiantes, mais aussi des étudiants : le sexisme a pris un coup de vieux. Il n’a certes pas disparu, loin s’en faut. Mais il me semble ringardisé.
Propos recueillis par Caroline Flepp – EGALITE
—