Non classé Les nouvelles féministes existent-elles ?
Article paru dans le numéro Alternatives Economiques poche Le Temps des femmes de septembre n° 51.
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« Féminismes 2.0 » ou « nouveaux féminismes », les termes ne manquent pas pour qualifier cette nouvelle génération de militantes qui, au travers d’associations et de collectifs comme La Barbe, Osez le féminisme ! ou encore les TumulTueuses, se sont invitées dans le débat public de ces derniers mois. Leurs modes d’action conviviaux, spectaculaires et très largement médiatisés, proches de ce qu’il est convenu d’appeler les « nouveaux militants » (1), symbolisent une rupture par rapport à leurs aînées. Une perception qui mérite cependant d’être nuancée : cette nouvelle génération s’inscrit avant tout dans la continuité avec les mobilisations féministes antérieures, et ce tant dans les formes d’action que par l’objet des luttes qui les animent.
Un symbole usé ?
Après les suffragettes du début du XXe siècle, les mouvements féministes connaissent un vif regain dans les années 1970. Leur apport théorique et politique est fondamental. En analysant l’inégalité hommes-femmes comme le produit d’une construction sociale, elles ont remis en question les rapports de domination entre les sexes et les genres. Leur combat a été marqué par l’émancipation des femmes, de leur corps et de leurs désirs. La contraception, puis l’avortement resteront à ce titre comme deux victoires majeures de cette mobilisation.
Mais si l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a permis la prise en compte d’un certain nombre des revendications féministes, ces acquis ont aussi servi de prétextes pour proclamer l’obsolescence de ces mouvements. Ces derniers, progressivement institutionnalisés, au travers notamment de la création du ministère des Droits de la femme, ont perdu de cette attractivité subversive qui les plaçait à la pointe de la contestation.
La scission du Mouvement de libération des femmes (MLF), symbole des luttes féministes des années 1970, a accentué le reflux du féminisme dans les années 1980. Dès sa création, en 1970, l’opposition était forte entre les partisanes d’Antoinette Fouque, qui défendaient un féminisme dit « essentialiste » ou « différentialiste », en insistant sur une spécificité intrinsèque des femmes, notamment liée à l’expérience de la maternité, et les féministes « universalistes », qui s’inscrivaient dans la réflexion de Simone de Beauvoir et ne voulaient pas que les femmes soient assignées à quelque différence que ce soit, en particulier à leur rôle de mère. Le clivage se traduit par des rivalités personnelles, notamment quand Antoinette Fouque dépose en 1979 à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) le sigle MLF. Ce dépôt est perçu par nombre de militantes comme une volonté d’appropriation du mouvement et ouvre une période de déchirements.
La lutte pour l’égalité
C’est au milieu des années 1990 que le féminisme connaît de nouveau un regain, avec la création d’associations comme Les Chiennes de garde ou Mix-Cité, dont le fondement est la lutte pour l’égalité hommes-femmes. Elles rappellent ainsi au grand public que la sous-représentation des femmes en politique s’ajoute aux profondes discriminations dont elles sont les victimes, en particulier dans l’emploi.
Alors que des mouvements comme Mix-Cité poursuivent la critique de la représentation des femmes dans la société de consommation (voir page 111), un mouvement comme Ni putes ni soumises, créé en 2003 après la mort de Sohane, 17 ans, tuée par un jeune garçon de son quartier, rassemble des militantes issues de l’immigration qui posent des questions inédites pour le féminisme, notamment au sujet des relations interculturelles.
Pour ces nouvelles associations féministes, la lutte pour une égalité effective – dans les droits mais aussi, et surtout, dans les faits – est primordiale. Elle est dans la filiation directe d’une longue tradition de féministes réformistes qui veulent jouer le jeu de l’institution pour la transformer, et se fait l’écho de cette « colère originelle » des premières militantes face aux injustices qui frappaient les femmes. Les liens assumés entre ces associations et les partis politiques (par exemple, le Parti socialiste et Osez le féminisme !, ou Femmes solidaires avec le Parti communiste) révèlent une volonté de voir traduire sur la scène politique leurs revendications. En outre, ce combat pour l’égalité offre un double intérêt : il s’inscrit dans une lutte universelle (les mêmes droits pour toutes et tous) et présente un caractère consensuel qui permet aux féministes de dépasser leurs clivages.
De nouveaux modes d’action
Mais c’est dans les modes d’intervention de ces militantes que le renouveau semble le plus frappant. Ainsi, le collectif LaBarbe s’inspire des activistes américains comme les Yes Men, qui dénoncent les effets de la mondialisation en utilisant des techniques alliant la provocation, l’humour et le second degré. Les opérations de ces militantes arborant une fausse barbe, symbole de la virilité, sont toujours filmées. En effet, pour elles, les images prévalent sur les discours et favorisent la médiatisation, notamment via les réseaux sociaux sur Internet. Il n’est pas étonnant qu’une partie d’entre elles se soient également investies dans les associations de lutte contre le sida, en particulier à Act Up-Paris, qui s’est à plusieurs reprises distinguée par ses actions spectaculaires.
Ces formes d’intervention expliquent en partie l’écho médiatique de cette nouvelle génération de militantes. Mais là encore, ces actions répondent à une tradition des combats féministes qui s’est construite sur un activisme empreint de coups d’éclat, marqué par l’humour et le second degré. Déjà, en 1880, les suffragettes, menées par Hubertine Auclert, avaient lancé une grève de l’impôt en martelant : « Je ne vote pas, je ne paie pas. » C’est dans ce même esprit que, le 26 août 1970, douze femmes ont déposé une gerbe à la « femme du Soldat inconnu », marquant le début de l’aventure du MLF.
Un équilibre fragile
Enfin, le regain dont est l’objet le féminisme ne doit pas faire oublier qu’il reste encore fortement traversé par de nombreux clivages, révélés par l’atomisation des associations et des collectifs qui s’en réclament. Ainsi, par exemple, le voile (entre partisanes de la loi interdisant son port à l’école et celles qui critiquent cette législation au nom de la liberté de conscience) et la prostitution (entre les abolitionnistes, qui souhaitent l’interdire, et celles qui, sous certaines conditions, souhaitent sa reconnaissance) cristallisent les désaccords entre féministes et alimentent de vifs débats au sein de ces mouvements.
De même, la question de la gestation pour autrui oppose celles qui refusent l’instrumentalisation du corps féminin et celles qui, au contraire, voient dans cette mesure l’expression d’une nouvelle liberté. Au final, même s’il existe un consensus sur la nécessité de lutter contre les inégalités entre les hommes et les femmes, notamment dans la sphère professionnelle, c’est bien moins le clivage générationnel entre anciennes et nouvelles militantes que les divergences politiques et philosophiques qui divisent les féministes. Certes, ces tensions n’ont pas empêché des mobilisations unitaires comme, par exemple, la dénonciation du traitement médiatique du viol dans l’affaire impliquant Dominique Strauss-Kahn. Toutefois, elles continuent de creuser des lignes de fracture complexes, qui sont tout à la fois révélatrices de la vivacité intellectuelle et politique du féminisme et de la fragilité de son équilibre actuel.
David Belliard – Alternatives Economiques
(1) Voir Les Nouveaux Militants, de Laurent Jeanneau et Sébastien Lernould, Les Petits Matins, 2008.