Tribunes Affaire DSK, féminisme et exception française

Travaillant de longue date sur l’exception française en matière de relations de pouvoir entre les femmes et les hommes en France (1), j’observe avec beaucoup d’intérêt les propos tenus sur ce sujet dans la presse depuis que l’affaire DSK a éclaté. Jusque récemment, aucune explication ou presque sur ladite exception.

La notion a surgi, sous forme de critique, de la presse étrangère, qui, s’adressant à son homologue hexagonale, a épinglé sa connivence mafieuse avec la classe politique, l’accusant de confondre respect de la vie privée et silence sur les pratiques sexuelles délictueuses ou criminelles – et, accessoirement, de découvrir les horreurs auxquelles sont soumis les justiciables (les conditions de détention déplorables, l’aspect odieux des pressions médiatiques…) quand ce sont les grands de ce monde qui y sont confrontés.

Les réponses à ces accusations – fondées – n’ont pas toujours été brillantes, et l’on a pu réaliser qu’une partie des élites françaises n’a toujours rien compris des luttes que mènent depuis trente ans les femmes (et plus récemment les hommes) victimes de violence sexuelles. Ici et là, dans ces articles, on a repris l’idée de « l’exception française », souvent pour faire mea culpa – ce qui constitue un progrès incontestable, tant l’ordinaire réaction est de nous draper dans notre fierté et de revendiquer haut et fort ce que nous reprochent les Anglo-Saxons. Mais d’explication, point. Serions-nous toujours secrètement ravis d’être exceptionnels, quitte à être coupables ?

Bien sûr, la galanterie française !

Faute d’explication, des tentatives de rationalisation ont néanmoins surgi, qui ont tout l’air de prendre le contrepied de ces mea culpa nécessaires, si ce n’est suffisants. Les journalistes étrangers ont peut-être raison de nous trouver complaisant/es ; mais c’est qu’ils ne savent pas que nous avons, nous, une autre manière de traiter les choses… Nous avons une culture (nous). Un passé (nous). Nous avons Louis XIV (nous). Et la galanterie française. Et, par dessus le marché, un « féminisme à la française », évidemment bien plus sophistiqué que les autres. C’est ce que réaffirment Claude Habib, Mona Ozouf, Philippe Raynaud et Irène Théry dans un récent article pour l’essentiel destiné à renvoyer l’historienne américaine Joan Scott s’occuper de ses oignons, au lieu critiquer ce qu’elle appelle « la théorie française de la séduction » (2).

Tout en saluant l’entreprise qui consiste à essayer de comprendre ce qui se passe, je m’élève, après Joan Scott elle-même, contre cette analyse, qui pêche selon moi autant contre la vérité que contre l’éthique et le féminisme. Contre la vérité : n’en déplaise à Mona Ozouf, qui a déjà défendu l’idée dans Les Mots des femmes (1995), il n’est qu’à ouvrir des histoires du féminisme ou lire les blogs féministes pour le constater. Les Christine de Pizan, les Marie de Gournay, les Gabrielle Suchon, les Hubertine Auclert, les Florence Montreynaud… n’ont jamais servi de doux euphémismes en lieu et place de critiques, ni confondu ce qu’elles faisaient ou font dans leur chambre avec ce qu’elles revendiquaient et revendiquent dans la cité.

Contre l’éthique : ce « féminisme à la française » revient surtout, dans cet article, à suggérer que cette pauvre Joan Scott (qui est spécialiste de la France, rappelons-le (3)) ne comprend ni notre culture, ni même notre langue ; c’est faire jouer bien tristement la fibre nationale et surtout celle de l’anti-américanisme, toujours très efficace quand on veut repousser quelque chose. Contre le féminisme, enfin : car « le procureur Joan Scott » est l’une des féministes contemporaines les plus importantes (ce qui n’empêche pas de l’inviter à en rester au commentaire de ce qui est écrit, et à s’abstenir de procès d’intention (4)).

À l’heure où l’enseignement du genre, qui doit bientôt être dispensé en lycée (plus de vingt-cinq ans après l’introduction du concept dans le débat public français (5)), est attaqué par les catholiques intégristes, celle à qui on le doit devrait être identifiée comme l’une de nos meilleures alliées, puisque ce concept aide à réaliser que la domination masculine est un fait de culture et non de nature. By the way : le mot « procureuse » arracherait-il la plume à nos polémistes ? Ne savent-elles pas – je mets le il dans les elles – que la masculinisation de la langue française est un produit culturel, issu d’un effort poursuivi avec ténacité depuis le 17e siècle par les partisans de « l’ordre naturel » ? Et que le mot a été employé durant tout l’Ancien Régime (6) ?

Sommes-nous encore des Précieuses ridicules ?

Oublions donc le « féminisme à la française », cette invention récente et sans bases historiques (qu’il y ait une manière française de déconsidérer le féminisme, en revanche, est attesté depuis – au moins – les Précieuses ridicules). Reste la complaisance du monde médiatique français, au sens large du terme (des patrons de presse aux journalistes, en passant par les éditorialistes, les essayistes, les « intellectuels », les universitaires…) à l’égard des pratiques sexuelles douteuses, voire délictuelle des hommes de pouvoir. Restent les confusions partagées par une bonne partie de ce petit monde, malgré des décennies d’explications de texte, de rapports, de votes de lois et de procès, entre séduction et harcèlement, entre virilité et domination, entre consentement et soumission, entre femme et objet de plaisir

Et regardons les bons objets. Non pas Louis XIV, qui faisait ce qu’il voulait puisqu’il était « monarque absolu », mais les intellectuels et les artistes autour de lui, qui ont chanté avec complaisance, pour lui plaire et pour faire carrière, le droit des puissants – et eux seuls – à aimer sans contrainte ; ou les historiens qui ont fermé les yeux sur les violences morales imposées à ses compagnes.

Regardons Henri IV, dont les contemporains condamnaient les frasques, mais dont les lettrés du 18e siècle ont fait le super héros qu’il est resté ; et Voltaire le premier, qui a défendu l’idée que la puissance sexuelle est inséparable de la puissance politique, et qu’on ne saurait rien reprocher à un « grand roi » dans ce domaine (sauf à être bégueule, attardé, provincial… américain ?).

Regardons les liens qui unissent, en France, depuis la fin du moyen âge, le milieu politique et la « clergie » (la classe intellectuelle), dans le monde clos, hyper centralisé, de la capitale ou de la cour.

Regardons les centaines de textes écrits pour vanter la plus grande, la plus belle exception française : la supériorité du seul royaume à ne pas « tomber en quenouille », à être resté fidèle à la « loi naturelle » (de la domination masculine) ! Et les cohortes d’historiens qui n’ont rien voulu voir, ou dire de cette fable ; et qui ont consciencieusement travaillé à faire disparaître les femmes de l’histoire de France – y compris celles (une grosse vingtaine) qui ont gouverné ce pays.

Oui, regardons notre culture, notre histoire. Cela nous aidera à comprendre pourquoi nous en sommes là, et peut-être comment nous en sortir. Ce qu’aucun mea culpa n’a jamais permis.

Éliane Viennot, Université Jean Monnet & Institut universitaire de France. Vice-présidente de l’Institut Emilie du Châtelet.

(1) La France, les femmes et le pouvoir, Paris, Perrin. 1. L’invention de la loi salique (5e-16e siècle), 2006 ; 2. Les résistances de la société (17e-18e siècle), 2008 ; 3e vol. en cours.

(2) « Féminisme à la française : la parole est à la défense », Libération « Rebonds », 17 juin 2011 ; l’article faisait suite à un article de Joan Scott titré « Féminisme à la française », Libération « Rebonds », 9 juin 2011.

(3) Après sa thèse sur les ouvriers verriers de Carmaux (1974), Joan Scott a donné plusieurs ouvrage sur l’histoire des femmes, dont La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, 1998 ; Parité ! L’universel et la différence des sexes, 2005.

(4) Son évocation, dans l’article du 9 juin, de la « méfiance à peine voilée [d’Irène Théry] concernant les motifs d’une femme immigrée, de couleur, issue de la classe ouvrière » est sans fondements textuels dans le texte incriminé (Irène Théry, « la femme de chambre et le financier », LeMonde.fr. du 23 mai).

(5) Joan Scott « Le genre : une catégorie utile d’analyse historique », in Le Genre de l’histoire, Cahiers du GRIF (Paris), printemps 1988 ; les féministes françaises utilisaient auparavant le concept « sexe social », qui recouvre la même idée – mais qui n’a pas eu la même fortune.

(6) Voir www.siefar.org, rubrique « la guerre des mots ».

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