Non classé Inégalités dans les entreprises : non, les femmes ne sont pas responsables
Les hommes occupent la plus grande part des emplois les plus rémunérateurs, si bien que dans le secteur concurrentiel ils gagnent un salaire moyen égal à 137 % de celui des femmes (1). Le législateur, préoccupé par cette inégale répartition des fruits de l’activité, a promulgué la loi du 23 mars 2006 relative à l’égalité salariale qui impose aux entreprises de négocier, d’ici le 31 décembre 2010, un accord visant la suppression des écarts de rémunération entre les femmes et les hommes (2).
Quand je parle d’égalité entre les femmes et les hommes, mes interlocuteurs reformulent souvent : « Ah, vous vous occupez des femmes ? », car ils présupposent d’une part que les femmes ont un problème, d’autre part qu’à ce problème les hommes sont étrangers. Il m’est bien difficile de leur faire comprendre que ce sont plutôt les hommes qui ont un problème avec les femmes et que c’est d’eux dont je m’occupe. Toutes proportions gardées, pour frapper les esprits je rappellerais volontiers les années 1930, quand l’Europe bruissait de la « question juive » : cette « question juive » n’était-elle pas plutôt une « question allemande » ?
Une certaine logique de gestion des ressources humaines « s’occupe des femmes », traite la différence de rémunération comme un « problème de femmes », voire un « problème avec les femmes ». Résumons cette logique :
– Les femmes ont un « handicap naturel » (principalement la « charge naturelle du soin des enfants », mais aussi le « manque de confiance en soi », etc.).
– Elles sacrifient en toute liberté leur carrière à leur responsabilité familiale, ce qui les met « en retard » sur les salariés « normaux » de l’entreprise : les hommes.
– La gestion des ressources humaines peut aider les femmes à rattraper leur retard sur le modèle masculin en les aidant, elles seules, à « concilier » leur vie professionnelle et leur vie familiale (crèches d’entreprise), en développant leur confiance en elles (coaching par des consultant.e.s, tutorat par des supérieurs masculins), en promouvant à des postes traditionnellement masculins celles qui ont adopté tous les codes masculins.
– Pour que les hommes acceptent les mesures de promotion des femmes, il faut éviter de parler du profit qu’ils tirent de la situation actuelle et plutôt faire en sorte qu’ils trouvent leur intérêt dans les politiques d’égalité.
« Ni les hommes ni l’organisation du travail ne sont remis en cause »
Cette logique d’un « problème des femmes » ne renvoie les femmes qu’à elles-mêmes. Au bout du compte elles sont le problème et ni les hommes ni l’organisation du travail ne sont remis en cause. Toutes les aides à la carrière des femmes sont alors perçues par les hommes comme des gestes chevaleresques, comme une galanterie, quand elles ne sont pas vivement combattues comme injustes si elles réussissent trop bien.
Dans ce contexte, les femmes elles-mêmes refusent souvent d’être rangées officiellement du côté des minorités censées devoir leur carrière non à leurs efforts mais à la compassion pour leur « handicap ». Elles ont déjà assez à faire avec le soupçon qu’elles doivent leur carrière aux « charmes de leur féminité », ou avec les railleries de ceux qui les accusent d’avoir perdu toute féminité dans l’exercice du pouvoir : trop femmes, pas assez femmes, toujours stigmatisées comme des femmes étrangères à un univers qui fonctionne au masculin-neutre. Elles sont renvoyées à leur « différence ». Elles sont renvoyées à elles-mêmes : seules responsables d’une situation défavorable présentée comme à la fois naturelle et choisie par elles (paradoxe qui n’effraie personne), seules tenues de prouver leur apport à la performance de l’entreprise.
Dans mon activité de consultant en égalité professionnelle, il arrive de même que je sois perçu comme plus objectif qu’une femme. Seules les femmes sont comprises comme non objectives et non neutres concernant leur situation. Comme si leur situation leur était naturelle et que les hommes y étaient étrangers.
Les différences de rémunérations comme rapport de pouvoir
À cette logique d’un « problème des femmes » qui ne concernerait que les femmes, j’oppose la logique d’un « problème de l’organisation du travail » et je porte mon attention vers ceux qui tirent profit de cette organisation, ceux qui en sont la norme, ceux à qui l’organisation reconnaît une valeur plus importante traduite dans la rémunération : les hommes. Comment l’entreprise a été conçue par des hommes et pour des hommes débarrassés des soucis domestiques. Comment ils sont plus facilement recrutés en CDI, à plein temps, sur des métiers aux qualifications reconnues. Comment leurs métiers ont de plus grandes amplitudes de carrière dans les grilles de convention collective. Comment ils se cooptent aux postes de responsabilités. Comment l’expression de leur autorité et de leur colère est mieux acceptée. Comment il leur suffit de n’être pas une femme en âge d’avoir des enfants pour être recrutés ou promus de préférence à des femmes plus compétentes.
Tout en étant au service des employeurs je m’efforce donc de garder à l’esprit que la différence de rémunération entre les femmes et les hommes est l’expression d’un rapport de pouvoir. Je renonce à l’idée qu’elle est un donné de nature, un prolongement de la « différence des sexes », un héritage en somme, un résultat que nous nous bornerions à constater, à expliquer, voire à justifier. Je la comprends comme le fruit toujours vert de la division sexuelle du travail. Je mets en lumière non pas la différence des sexes mais la hiérarchie du genre, non pas l’héritage passif mais la production active, non pas le résultat à expliquer mais la dynamique à modifier.
Gonzague Jobbé-Duval, consultant et formateur en égalité professionnelle. Il accompagne les entreprises dans le diagnostic, le plan d’action, la sensibilisation et la communication.
Article paru sous le titre Réduire les inégalités dans l’entreprise commence par ne pas rendre les femmes responsables des discriminations qu’elles subissent, n° 154 « La Domination masculine » de la revue Alternatives non-violentes.
(1) Recalculé d’après Lara Muller, « Les écarts de salaire horaire entre les hommes et les femmes en 2006 », in Insee, Les salaires en France, édition 2008, p. 49.
(2) Dont l’esprit est précisé notamment par la circulaire du 19 avril 2007.