Témoignages « Mon engagement s’est fait simplement, au contact des femmes de paysans »
Je suis née en 1938, dans un petit village situé à 3,5 km de Langeac, dans la vallée de l’Allier, en Haute-Loire.
Je suis née femme, entourée de femmes, à une époque où cette moitié de l’humanité n’avait pas le droit de vote. Entourée de ma mère, forte en caractère, imprégnée de religion ; de ma grand-mère paternelle, qui avait décrété qu’en l’absence de son pendant maternel, elle ferait la loi dans la famille. C’était mal connaître sa bru, qui défendit bec et ongle son territoire. Quant à moi, j’aimais l’une et l’autre.
Sous ce toit vivaient tout de même des hommes, mon père et mon grand-père. Des agriculteurs, ou plutôt des paysans comme rectifiait mon père. Des paysans de gauche.
Figures maternelles
Les affaires d’argent, relatives au fonctionnement de la ferme, c’était le domaine des hommes. A la maison, à « l’intérieur », c’était une affaire de femmes, en conflit permanent, avec moi, au milieu, gâtée et capricieuse.
A cinq ans, je n’étais plus seule. Ma sœur est née. Encore une fille. Je ne sais pas si mes parents ont été déçus. En tout cas, mon père voulait que nous soyons instruites, envers et contre tout, contre tous. Certains voisins ne se privaient pas : « Tes filles, si tu les envoies à l’école, tu vas en faire des emmerdeuses ! »
Pour moi, l’école, ce fut d’abord dans le public. Comme il n’y avait pas encore de ramassage scolaire, et que j’étais trop jeune pour y aller à vélo, ce fut surtout la pension chez une tante. Je vécus ça comme un abandon terrible. Moi, je pleurais. Je pleurais tout le temps.
Pendant ce temps les deux figures maternelles de la maison continuaient à se déchirer, jusqu’au jour où mon père se prononça en faveur de la « décohabitation ». Chacun chez soi, et moi, au milieu, tiraillée entre deux femmes que j’aimais.
Les loisirs, je n’en avais pas beaucoup. Les vacances étaient synonymes de travail aux champs, pour les filles comme pour les garçons.
Et en parlant de garçon, quand j’avais dix ans, mon frère arriva, ce qui fit dire à mon grand-père : « Quand ce garçon pourra marcher, je pourrai mourir, la relève sera assurée ».
Le temps de la révolte
Je ne sais pas si je commençais à devenir cette « emmerdeuse » dépeinte par le voisin, mais je sentais poindre la révolte. Une révolte qui grossit encore lorsqu’on m’envoya chez les bonnes sœurs, à l’école privée de La Présentation, à Langeac, en internat. Le poids de la religion, déjà vivace dans la famille, se fit plus lourd encore. J’ai mal vécu cette période, ce formatage.
Je me souviens, j’achetais pour mon père le quotidien La Montagne, plutôt engagé à gauche dans ces années-là. Eh bien, j’ai été punie pour ça.
J’ai l’impression d’être comme marquée au fer rouge par cette éducation catholique. D’en conserver une sorte de handicap.
Je ne comprenais pas, je n’y arrivais pas.
Au sein de cet internat austère, seul mon père apportait un peu d’eau à mon moulin lorsqu’il venait vendre son veau au marché de Langeac. Il en profitait alors pour venir chercher quelques noises aux bonnes sœurs.
Quant arrivèrent les années lycée, je rejoignais l’internat de Saint-Joseph, au Puy-en-Velay, puis Sainte-Thérése, à Brioude. Là encore, révolte ! Filles de paysans ou filles de bourgeois, ce n’était pas le même traitement.
Et mon père m’a encore soutenue quand j’ai dit qu’après le lycée, je souhaitais poursuivre des études.
Ma mère me rêvait institutrice ou postière. Ou même simplement bachelière, cela suffisait amplement.
Aider les femmes en milieu rural
Moi, je voulais rester en milieu rural. Pendant des années j’avais été le témoin des souffrances et du travail acharné des femmes de paysans. Je voulais à tout prix être à leurs côtés. Entre deux portes, j’avais perçu toutes leurs difficultés : l’isolement, le manque d’information, la violence parfois, les chuchotements à propos d’avortements clandestins.
En révolte contre le dogme judéo-chrétien, je me trouvais étrangement « appelée » vers ces femmes, vers un métier susceptible de les aider. Un article, trouvé dans une revue, m’avait inspirée : il traitait du métier de travailleuse familiale.
C’est finalement un abbé des Jeunesses agricoles catholiques (1) (JAC), dont faisaient partie la majorité des jeunes de ma commune, qui m’apporta la révélation en me donnant une documentation sur la profession d’assistante sociale (2).
Si mon père était d’accord sur le principe, se posait toutefois le problème financier. En tant que fille de paysan, je n’avais droit à aucune bourse. Finalement, grâce au frère d’un curé, ami de ma mère, j’appris que des bourses pouvaient accordées par le biais de la Mutualité sociale agricole (3), à condition bien sûr de travailler en milieu rural. L’obtention de la bourse impliquait que je travaille au moins cinq ans pour la Mutualité. Je n’en suis jamais partie.
Les années 1960 à 1980 : les luttes professionnelles
J’ai adoré ce métier et je l’ai fait comme je l’entendais. En aidant au maximum les femmes du milieu rural, en essayant de travailler à la mise en place de méthodes d’aide collective, en me révoltant quand je l’estimais nécessaire. En refusant également de céder au cliché de l’assistante sociale célibataire et corvéable à merci, puisque je me suis mariée.
Face à la révolution que représentait la mécanisation de l’agriculture, les campagnes commençaient déjà à se dépeupler, et les problèmes sociaux étaient bien présents. Pour ma part, je restais très sensible à la situation des femmes et le machisme ambiant dans le milieu agricole me révoltait profondément.
Au début des années 1970, j’ai suivi à Paris une formation sur le service social de groupe. Cela m’a non seulement apporté une assurance nouvelle dans l’exercice de mon métier, mais également permis de travailler auprès de groupes de femmes qui rencontraient les mêmes problématiques.
A Saint-Privat-du-Dragon, par exemple, je me souviens d’un groupe de femmes toutes issues du milieu urbain, et de leurs difficultés à s’intégrer, à comprendre les codes, les limites.
Toujours, je gardais au cœur ce sentiment de révolte. Je ne contestais pas pour contester, mais pour des causes qui me semblaient légitimes. D’autant plus légitimes que, tout comme le monde agricole, la cause des femmes connaissait aussi une révolution, avec l’adoption de nouvelles lois, dont la loi Neuwirth, qui autorisa la contraception en 1967.
Malgré ça, nous avions à la Mutualité sociale agricole une injonction de nos supérieurs nous interdisant d’évoquer le sujet avec les femmes. Il nous était déjà, à nous qui étions du métier, difficile d’obtenir des informations, alors imaginez ce que c’était pour des femmes isolées en secteur rural, dont les maris allaient parfois jusqu’à refuser qu’elles me téléphonent.
Pourtant, l’information autour de la contraception était essentielle. Sur mon secteur de travail, je croisais régulièrement des familles avec six, sept, voire huit enfants. Là encore, je sentais, toujours présent malgré le temps qui passait, le poids de la culture judéo-chrétienne.
Outre le combat de Simone Veil pour faire adopter la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (4) , 1974 fut également l’année de mon divorce, une procédure alors encore très mal perçue (5). Ma responsable de l’époque, qui me voyait déjà lui succéder à la tête du service, changea d’avis et fit même pression auprès du directeur afin que je quitte mon secteur. Celui-ci ne céda pas.
Pour certaines femmes, venir assister aux groupes que je mettais en place, où on ne « produisait » rien, restait très difficile. Contraintes de mentir à leurs maris, elles inventaient des prétextes pour pouvoir sortir et justifier que, pendant une heure, elles ne travailleraient pas sur l’exploitation, elles ne s’occuperaient pas des enfants.
Il m’arrivait de discuter politique avec ces femmes. Certaines auraient souhaité pouvoir se présenter aux élections municipales. Mais devant elles, toujours ce même mur : Comment faire ? Où trouver le temps ? Pourquoi les femmes devaient-elles toujours batailler plus que les hommes pour faire leurs preuves ?
Je n’identifie aucun événement déclencheur de mon engagement féministe, aucun « déclic ». Tout s’est fait naturellement, au contact de toutes ces femmes, de leurs paroles, de leurs luttes. Des luttes qu’il a fallu que je mène moi aussi, notamment sur le plan professionnel. Finalement nommée chef de service, je demeurai seule à occuper ce type de poste au sein de la Mutualité pendant plus de vingt ans. Si le machisme a la vie dure, ceci est particulièrement flagrant dans le milieu agricole. Il a fallu se battre, toujours défendre ses positions. Ni mes collègues du service, ni moi, n’étions traitées comme les autres, particulièrement en termes de salaires.
Suite à la loi Veil de 1975, les responsables de la Mutualité se sont avérés très réticents à ce que nous, assistantes sociales, fassions des entretiens IVG. Là encore, il y a fallu batailler. Nous étions fréquemment démarchées par des associations anti-avortement, auxquelles nous opposions systématiquement une fin de non recevoir. Nous arrivions tout de même à monter des actions, comme le programme de prévention périnatal, à Saugues, qui consistait notamment en séances de préparation l’accouchement.
Des années 1980 à 2000 : rencontres, engagements et solitude
Les années 1980, ce fut pour moi le temps de rencontres et de nouveaux engagements.
Rencontre avec Arlette, qui était à l’époque chargée de mission départementale aux Droits des femmes (6). Elle rencontrait d’ailleurs les mêmes difficultés d’information et sensibilisation avec les femmes du milieu rural où il y avait pourtant tellement à faire en matière de contraception, de violences familiales, d’information sur le droit du travail (7).
A la fin des années 1980 et au début des années 1990, mon engagement féministe se renforça encore à travers le Centre d’information sur les droits des femmes (CIDF), mais aussi au niveau de la politique locale.
L’équipe municipale de Brives-Charensac, menée par Jean-Claude Ferret, vint me chercher, sans que je sache vraiment pourquoi. Cela me parut normal, naturel, d’y aller. Je pris une part importante à la rédaction du programme de l’équipe, dans les domaines de la petite enfance et du social. Je me retrouvai alors adjointe, seule femme adjointe pendant deux mandats consécutifs. Mon engagement était doublé d’une certaine solitude, au sein de l’équipe. Pour le troisième mandat, ce fut l’avènement de la parité, et je me fis quelques ennemis en exigeant que la parité soit également appliquée aux adjoints.
Finalement, il a toujours fallu que je fasse ma place, et que j’en aide d’autres à faire la leur. Mon histoire personnelle et professionnelle a fait que je ne pouvais pas échapper au féminisme. Malgré les pressions, sociales, religieuses, j’ai avancé, mené ces combats, que j’ai partagés avec celles et ceux que j’ai croisés sur mon parcours.
Désormais, je n’ai plus envie de perdre du temps avec des gens qui ne partagent pas ces valeurs. Il y a encore tant à faire, il est difficile de changer l’ordre établi. J’aime donner mon temps à ceux qui construisent, qui s’engagent, qui croient en quelque chose. Aujourd’hui en retraite, je poursuis les luttes, au niveau politique, dans le milieu associatif, en essayant de transmettre mes valeurs, et particulièrement celle du féminisme, aux nouvelles générations.
Finalement, le combat ne s’arrête jamais.
(1) La Jeunesse agricole catholique fut créée en 1929 par des jeunes et des prêtres. La JAC s’est fondue en 1965 dans le Mouvement rural de jeunesse chrétienne.
(2) Apparu après la Première Guerre mondiale, le métier d’assistante sociale était à l’origine bénévole. Pendant très longtemps, il a gardé une connotation médico-sociale, puisque la première année d’étude se faisait en commun avec les infirmières.
(3) La Mutualité sociale agricole, organisme de protection sociale des salariés et exploitants du secteur agricole, fut officiellement confirmée en tant qu’organisme professionnel en 1940. Toutefois, dès 1900 un groupement, Assurances mutuelles agricoles, avait vu le jour en France.
(4) Concernant la loi sur l’IVG, on cite souvent 1974, année de la lutte acharnée menée par Simone Veil, mais la loi fut promulguée en 1975.
(5) Le divorce était permis, sans consentement mutuel, depuis la loi Naquet de 1884, mais il n’était que très peu pratiqué. Pour le divorce par consentement mutuel, il a fallu attendre la loi du 11 juillet 1975.
(6) S’il existait un secrétariat d’Etat à la Condition féminine depuis 1974, le premier ministère délégué en charge des Droits des femmes fut confié à Yvette Roudy en 1981.
(7) Le statut de conjoint collaborateur d’exploitation ou d’entreprise agricole ne sera accordé qu’en 1999, par la loi d’orientation agricole.
Propos recueillis par Sophie Taillard EGALITE