Foot au féminin Histoire d’une pionnière de l’Étoile sportive de Juvisy, 1971 – 1981
Annie Fortems est l’une des pionnières du foot féminin. Elle témoigne ici de ce que fut le développement de ce sport depuis les années 1970, fait de hauts et de bas, de talents des joueuses et d’indifférence des instances dirigeantes nationales du foot.
Mai 1968, changement de paradigme. Une vie de possible au féminin s’ouvrait alors pour les jeunes adolescentes que nous étions. La parole se libérait et certaines d’entre nous exprimèrent leur ambition à leur frère aîné, leur père : « Nous voulons jouer au football dans une vraie équipe, comme les garçons ! » Pour la plupart, nous jouions déjà au foot depuis des années, moi depuis l’âge de 7 ans, avec nos frères ou les garçons de notre entourage, souvent en étant les seules filles à des stades à la ronde. Mais chaque samedi, nous étions reléguées derrière la main-courante et réduites à regarder nos partenaires de jeu, du poussin au cadet, arborer fièrement leur maillot aux couleurs de leur club lors des matchs de championnat.
À Juvisy, en septembre 1971, le grand frère d’une jeune de 14 ans se fit notre porte-parole et demanda au président du club local, de créer une équipe féminine de football. Le premier moment d’étonnement passé, le président botte en touche en arguant qu’il fallait d’abord un entraîneur et onze filles. Trois mois après, mission accomplie : épouses, sœurs, filles de joueurs du club, amies handballeuses, et moi sommes mobilisées. Le père d’une joueuse accepte d’être entraîneur, avec un seul objectif : l’excellence. L’équipe est créée en décembre 1971, j’avais 15 ans.
La passion du football, doublée de l’enthousiasme de la jeunesse, nous rendait invincibles face à l’adversité. En 1972, notre club est officiellement créé : l’Étoile sportive de Juvisy. L’année suivante, pressées d’en découdre, nous entrons dans la compétition. Premier championnat féminin organisé par la ligue de Paris, nous finissons troisième. Nous prenons nos marques, nous nous entraînons, progressons et gagnons. Notre ascension est irrésistible : 1976 championnes de Paris, 1977 nous faisons le doublé championnat et coupe de Paris, palmarès que nous renouvellerons en 1978 en finissant, cerise sur le gâteau, invaincues de l’année. L’entraîneur a maintenant un adjoint et une équipe de dirigeants. Ensemble, ils mettent le club sur les rails par une stratégie payante de développement privilégiant la formation des jeunes par rapport au recrutement externe. Ceux qui n’ont pas adopté cette stratégie ont tous disparu à ce jour.
En 1978, enfin, création du premier championnat de France. Nous entrons dans la « cour des grandes », que nous ne quitterons plus. Nous y serons reconnues et redoutées pour notre jeu collectif et technique. Nous découvrons le niveau national, nous nous frottons à des adversaires de talent qui nous feront progresser. Nous nous renforçons par des rencontres amicales de haut niveau. En 1976, nous tenons en échec Reims, triple championne de France, et en 1979, Etroeungt, tenante de deux titres.
En 1977, consécration pour le club : pour la première fois une joueuse formée en son sein, la capitaine libéro, est présélectionnée en équipe de France. C’est ainsi qu’avec fierté j’intégrais les quatre jours de stage de préparation de l’équipe de France à l’institut national du sport …. Ma déception y fut grande. Je m’attendais à une saine émulation, j’y trouvais une rivalité improductive. Contrairement à l’esprit d’équipe auquel j’étais habituée, je découvrais un individualisme stérile et un climat de rumeurs. Formée à une préparation physique et tactique de haut niveau, je subissais un entraînement indigent. Et surtout, en place d’un sélectionneur national et d’un staff compétent, je rencontrais des personnes d’une bonne volonté évidente, mais manifestement pas à leur place, ayant été casées là faute de candidats au poste. À cette époque, entraîner l’équipe de France féminine n’était pas une promotion, mais était considéré comme une voie de garage par les entraîneurs diplômés de D1.
J’avais 22 ans et j’étais déjà gérante d’une entreprise. Je compris donc avec stupeur que la FFF se fichait comme d’une guigne du football féminin et traitait cette équipe de France comme des joueuses de seconde zone. Ce mépris affiché était avéré par le manque de moyens et de compétences dédié à son développement. En tant que femme et féministe, j’ai été consternée de l’archaïque machiste aussi prégnant ; en tant que gérante d’entreprise, j’ai été troublée par le manque de rigueur et de professionnalisme. Je décidais de quitter le stage.
Ma déception fut grande aussi de comprendre que le parcours de l’équipe nationale féminine, éclipsée par les équipes masculines et parent pauvre de la FFF, qui était décidée à faire le minimum, allait prendre un retard considérable sur d’autres nations et n’atteindrait pas le podium de niveau international avant longtemps.
À défaut d’être internationale, je me consacrai à mon club et j’y fis un beau parcours contre des clubs européens. Dès 1975, notre entraîneur nous engagea dans des rencontres internationales, Liège, Copenhague etc., dont le point d’orgue fut, en 1979, de gagner le tournoi international de Bruxelles au Heysel. Cet exploit fut le sésame à notre participation pendant plusieurs années au tournoi international d’Eindhoven-Braakhuiser. Nous y raflâmes la coupe deux années de suite (1980 et 1981).
Nous ne savions pas que nous écrivions une page de l’histoire du sport féminin en créant ce club, aujourd’hui le plus titré du championnat de France féminin. Mais notre génération ne parviendra pas à décrocher le titre de championne de France et laissera cette tâche à accomplir aux joueuses qui nous succédèrent et qui le firent brillamment dés 1992 et à six reprises par la suite.
Nous étions soudées, unies, soutenues par nos entraîneurs et nos dirigeants. Comme des pionnières qui défrichent, nous avons aussi pris des coups : les résistances culturelles, sociétales, le machisme, la discrimination, les moqueries humiliantes dans notre environnement personnel, de la part du public dans les stades, mais aussi par les instances du football elles-mêmes.
En 1981, le réalisateur Paul Alessandrini me demanda de participer, avec deux autres joueuses du championnat de France, à son documentaire de 52 mn Les femmes aussi, consacré au football féminin, un des premiers du genre, pour l’émission « Grand Stade ». Après sa diffusion, je recueillis beaucoup de réactions positives mais aussi, à ma grande stupeur, des insultes, et même des menaces verbales et épistolaires.
Les médias, quant à eux, forts de leur pouvoir énorme de caisse de résonance, ont saboté pendant près de trente ans l’image du football féminin par les commentaires et réflexions sexistes des plus célèbres commentateurs et consultants du football, avec la complicité passive des instances dirigeantes du football et des directions des chaînes de télévision. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour qu’une ministre des Sports, Marie-George Buffet, y mette un terme en interdisant ces dérives et qu’un directeur technique national à la FFF, Aimé Jacquet, déclare soutenir le développement de ce sport. Du coup les médias, ne sachant plus quoi en dire, sont devenus mutiques. Je prétends, à l’encontre de beaucoup qui leur reprochent leur désintérêt des années 2000, qu’en raison de leur dénigrement systématique antérieur, une décennie de silence était nécessaire pour changer de paradigme. C’était donc le meilleur service qu’ils pouvaient rendre à ce sport ; par cet aveu d’incapacité à le promouvoir, au moins ils ne le détruisaient plus …
Pour conclure, le constat est patent. Le football féminin français a pris au moins dix ans de retard sur les nations leaders, Allemagne, États-Unis, Chine, Norvège, Suède.
La FIFA n’a créé la coupe du monde qu’en 1990. Le football féminin est le seul sport où existent huit coupes du monde non-officielles (1970-1988) pour cinq officielles (1990-2007). Après l’Euro 2009, l’équipe de France est tombée à la dixième place du classement de la FIFA.
Depuis près d’un an, on sent un frémissement médiatique. Le traitement journalistique est de bien meilleure qualité, tant sur le fond que la forme. Ce mouvement va prendre de l’ampleur grâce à la qualification des Bleues pour la prochaine coupe du monde 2011 en Allemagne. Le renouvellement du sélectionneur et du staff, la création d’un statut semi-professionnel, ainsi que la nomination de Guy Ferrier et Elisabeth Bourgeard-Tournon, tous deux chargés du développement du football féminin, témoignent que la nouvelle politique volontariste de la FFF pour développer ce sport est authentique.
Je dédie ce texte aux pionnières de la deuxième vague des années 1968-1980 et notamment aux « sans-grades », à celles qui n’avaient d’autre ambition que de jouer, à celles bourrées de talent et à celles qui faisaient avec leurs moyens sans jamais renoncer, à celle qui s’installèrent durablement dans leur club et à d’autres qui ne firent que passer. Toutes ont servi le football avec passion et posé à leur manière une pierre à l’édifice.
À celles qui ont bravé les interdits, les résistances sans regimber, sans se plaindre, à toutes celles que l’histoire oubliera, celles dont les jeunes générations ne connaîtront jamais l’existence, à ces pionnières, je fais part de ma fierté et de mon admiration d’avoir été à leur côté.