Contributions Être footballeuse de haut niveau : expérience de la domination masculine et questionnement des normes sexuées, par Christine Mennesson, universitaire

Dans le monde du football, la pratique des femmes, relativement isolée au sein de la fédération, fait l’objet de politiques identitaires visant à conformer les joueuses aux normes sexuées dominantes. En effet, les hommes détiennent les postes de pouvoir et contrôlent le développement de la pratique des femmes. Reléguées au sein de la commission féminine, qui dispose de peu de moyens, les dirigeantes du football féminin tentent d’obtenir le respect des hommes en modérant leurs demandes et en valorisant les stéréotypes sexués. Les mêmes rapports de force structurent la vie des clubs. Les décisions politiques favorisent peu les équipes féminines et les hommes du foot expriment souvent leur mépris à l’égard des joueuses. De ce fait, les équipes féminines de haut niveau sont souvent contraintes de se structurer au sein d’un club exclusivement féminin. Cette situation renforce l’isolement de la pratique des femmes ainsi que le caractère communautaire et exclusif de leurs modes de sociabilité.

Le mépris des hommes à l’égard des joueuses s’exprime à différents niveaux. L’absence de politique fédérale en faveur du développement de la pratique des femmes, largement liée à la différence importante entre la médiatisation du football masculin et celle du football féminin, en constitue un premier exemple. Si les discours de la fédération ont changé et sont certainement plus « politiquement corrects » qu’au moment de l’enquête, la situation du football féminin en France ne semble pas avoir beaucoup évolué en terme de reconnaissance et surtout de moyens financiers.

Les joueuses sont également confrontées aux processus de stigmatisation et d’exclusion au sein des clubs. L’exemple du football club de Plessis Robinson illustre « l’alternative » proposée aux équipes féminines dans les clubs mixtes : se soumettre ou quitter le club 1. Les relations entre les équipes féminines et masculines des clubs mixtes sont la plupart du temps inexistantes ou conflictuelles. Enfin, même si les entraîneurs et les dirigeants des équipes féminines encouragent la pratique des femmes, ils tiennent parfois des propos désobligeants à l’égard des joueuses et jouent le rôle de moralisateurs. Ils jugent en effet l’apparence corporelle et les pratiques sexuelles des joueuses anormales et immorales. De nombreux joueurs et dirigeants rencontrés discréditent (en off) l’apparence jugée masculine de certaines joueuses et ont une représentation extrêmement négative et stéréotypée des joueuses homosexuelles (ou supposées l’être). L’une des responsables de la commission féminine de la fédération m’a ainsi raconté qu’elle avait été choisie (plutôt que les autres candidates) parce qu’elle (au moins) était féminine. De la même manière, ils estiment que les footballeuses auraient beaucoup à gagner à se conformer à la norme. Deux croisades morales les mobilisent particulièrement : la féminisation des sportives et le contrôle des pratiques homosexuelles.

Des footballeuses, oui, mais « féminines »

Pour les entraîneurs et les dirigeants, la situation peu favorable du football féminin s’explique par l’apparence corporelle peu conforme des joueuses et leurs manières de se comporter. De leur point de vue, elles ne mettent pas tous les « atouts » de leur côté, ou autrement dit, elles ne sont pas assez « féminines » pour attirer l’attention des hommes. Si les joueurs se contentent de stigmatiser les footballeuses, les hommes (et parfois les femmes) qui gèrent le football féminin tentent de les « féminiser ». La reconnaissance de leur fonction dépend en effet intimement de l’évolution de la pratique des femmes et de sa médiatisation. Dans cette perspective, il leur paraît indispensable d’inciter les joueuses à adopter une apparence « féminine ». Même au sein des clubs exclusivement féminins, les joueuses subissent cette forme de violence symbolique, qui prend des visages différents selon les contextes. Dans certaines équipes, l’équipe dirigeante organise des « journées filles ». Au cours de ces journées, les joueuses doivent arriver au stade en tenue « féminine » (robe ou jupe obligatoire), et la revêtir à nouveau à l’issue du match. Le pot d’après match au club house doit permettre aux (rares) spectateurs « ébahis » et éventuellement à quelques journalistes invités pour l’occasion de se rassurer sur le genre des footballeuses : elles ressemblent aux « vraies » femmes, elles ne sont donc pas des hommes ou de « drôles » de femmes. La « politique du tailleur » illustre également les entreprises de conformation des joueuses. Initiée par la commission nationale féminine, très majoritairement constituée de femmes, cette décision impose le port du tailleur aux filles de l’équipe de France pendant toute la durée des déplacements (hormis le temps du match, bien sûr). La décision récente de la commission communication de la fédération de football de demander à des joueuses de l’équipe tricolore de poser nues pour attirer l’attention des médias témoigne de la permanence du processus de féminisation des pratiquantes.

L’attitude des entraîneurs et des dirigeants, hommes et femmes, à l’égard des pratiques homosexuelles, réelles ou supposées, peut également prendre l’allure de croisade morale. De nombreux dirigeants de clubs présentent l’homosexualité comme un problème central. Pour les joueuses adultes, le « mal » étant fait, elles doivent impérativement le masquer. Il s’agit en effet de « sauver » les plus jeunes. Certains dirigeants érigent ainsi l’hétérosexualité en norme de recrutement de nouvelles joueuses en tentant par tous les moyens d’exclure les « homos » les plus visibles. Dans certains clubs, l’éradication des pratiques homosexuelles tient lieu de ligne politique. Le problème se pose aussi bien sûr dans les équipes masculines, mais il semble que les joueurs concernés masquent davantage leurs pratiques sexuelles et de manière plus systématique que les femmes.

L’expérience du mépris des hommes caractérise ainsi la carrière des footballeuses de haut niveau. Stigmatisées par les joueurs, elles sont confrontées au sein de leurs clubs ou sections aux croisades morales de nombreux dirigeants et entraîneurs. Ces entrepreneurs de morale ne parviennent cependant pas toujours à leurs fins. En effet, l’équipe constitue un contre pouvoir relativement efficace. Isolées du monde du football masculin, les footballeuses s’investissent dans une sociabilité communautaire relativement exclusive qui valorise une certaine distance aux normes sexuées et sexuelles dominantes. Dès lors, le milieu du football féminin de haut niveau fonctionne comme un monde particulier permettant le questionnement des normes sexuées et sexuelles dominantes. Ainsi, si l’homosociabilité homophobe structure les relations au sein des sports collectifs masculins, le mode de sociabilité de nombreuses équipes féminines implique d’accepter, voire de protéger, les comportements de genre « transgressifs » et les relations homosexuelles de certaines joueuses. En ce sens, la politique explicite et parfois autoritaire (comme dans le cas de l’imposition du tailleur) de gouvernement des corps des joueuses, menée par la fédération et relayée par les dirigeants des clubs, s’avère relativement peu efficace. En effet, si elle contraint parfois fortement les femmes les plus dépendantes de la fédération (notamment les joueuses internationales, les dirigeantes, ou encore celles qui travaillent dans le milieu fédéral), elle modifie peu, pour le moment du moins, les comportements de genre de la majorité des footballeuses.

Christine Mennesson, maître de conférence en Sports, Organisations, Identités, université Paul Sabatier, Toulouse

1 Ce conflit a été médiatisé à la suite de l’action en justice engagée par des joueuses et des dirigeants (dont un homme) pour protester contre l’exclusion de l’équipe féminine du club en raison de ses « ambitions » sportives (jouer en division supérieure la saison suivante). « Quand les clubs mettent le football féminin hors-jeu », Le Monde, 30 oct. 1998.
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