Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE L’AIRE DU PSY «Celle qui ne dit pas a dit» de Sarah Pèpe

Je me souviens du premier texte qui m’a fait découvrir l’écriture de Sarah Pèpe. Il s’agissait d’une pièce pour adolescent·es intitulée «La ligne». Il y était question du pouvoir, de son installation à partir d’un dire auquel les autres se soumettaient, «s’exécutaient» pour le dire littéralement. A partir de l’installation de frontières, naissait la propriété… Sarah Pèpe revient cette fois sur la scène avec une nouvelle pièce, qui montre la pulsion invocante à l’œuvre, c’est-à-dire cet objet singulier, la voix, qui se déploie pour devenir énonciation et donner lieu à une possible reconnaissance des autres.

Dans cette création théâtrale, il est question de hiérarchie du dire : qui parle prend le pouvoir ; qui parle occupe de fait une place ; qui parle se voit assigné·e à une place. Il est donc ici question d’engagement dans la parole. Elles sont trois sur scène. Il y a celle qui dit, celle qui dit après et puis celle qui ne dit pas. Cette hiérarchie ordonne les rôles, les places et les fonctions de chacune. Cet univers n’est pas daté. On pressent la précarité des métiers exercés. Cela peut se dérouler de nos jours ou bien se situer au précédent millénaire. Il est question de tâches répétitives, de corps fatigués, épuisés, usés, exploités.

Celle qui dit, c’est la grande gueule, qui n’a pas peur de dire. C’est également l’interlocutrice privilégiée du chef, puisqu’elle est finalement prévisible : avec elle, pas de surprise, on sait à quoi s’attendre et comme elle est adoubée par le personnel, on peut s’appuyer sur sa collaboration, même si elle ne le sait pas. Puisqu’elle va au front, cela épargne aux autres de s’avancer sur la scène. Mais on murmure et on chuchote et cela échauffe les esprits produisant un dérèglement de l’initiative de la prise de parole. Conformément à l’annonce du titre, un événement va déstabiliser l’édifice, puisque celle qui ne dit pas a dit. L’événement, ce n’est pas qu’elle va dire, mais bien qu’elle a dit. L’irréversible a eu lieu. On n’est plus dans la probabilité, dans la possibilité d’un dire, mais dans son effectuation. Un acte de parole a été posé.

Outre les ponctuations chorégraphiques, qui nous offrent des instants de respiration face à un texte dense à l’écriture remarquable, Sarah Pèpe nous emmène dans l’histoire de chacune. Nous mesurons combien les trajectoires sociales sont impactées par la place, qui nous est assignée au sein de la famille –cet univers parfois impitoyable. Quelle légitimité ai-je à dire ? Qu’ai-je observé des positionnements parentaux au cours de mon enfance ? Comment père et mère s’incarnent-ils dans l’espace privé et comment cela se transpose-t-il dans le monde extérieur ? La place de chacune des trois protagonistes est imprégnée des modalités de fonctionnement du système familial dans lequel chacune a baigné. L’histoire familiale impacte la capacité de chacun·e à dire. Doit-on être en lutte ? Une réconciliation est-elle envisageable et si oui, quelles en seraient les incidences au plan sociétal ? La dimension subversive peut-elle surgir d’un questionnement engageant la subjectivité ? L’air du temps n’est plus à la psychanalyse, mais peut-être la potentialité révolutionnaire de l’exploration de l’inconscient est-elle jugée par trop menaçante pour le pouvoir patronal… S’agirait-il de maudire une expérience visant à dire les maux à travers les mots ?

Avec Sarah Pèpe, on peut être sûrs d’en voir de toutes les couleurs. Les blouses, que portent ces ouvrières, rappellent les robes Courrège des hôtesses de l’air. Pour autant, elles ne nous donnent pas le blues, bien au contraire ! Elles augurent d’une possible contestation collective, qui permettrait une métabolisation de la colère au profit du collectif et non plus du capital et de ses actionnaires. N’en déplaisent à certains courants actuels, l’hypothèse de l’inconscient et son écoute attentive gardent une portée subversive. Et non le déploiement de la subjectivité n’est pas réservé à une élite bourgeoise. Et oui, les contraintes imposées par l’économie libérale, qui poussent à toujours plus de déshumanisation au profit d’un contrôle des corps, peuvent se heurter à un pouvoir de contestation dont la force repose sur la capacité des soumis.es à s’unir. La sororité serait-elle une issue possible ?

Cette année, durant le Festival Avignon Off, le Théâtre des Lila’s devient un lieu dédié aux autrices, metteuses en scène, compositrices, chorégraphes… Les lundis (jours de relâche), il y aura une programmation en extérieur, féministe et accessible à tous/toutes, avec des spectacles, tables rondes, performances, concerts…

Après Paris, Montpellier, Auxerre, Fécamp, Fontaines, la pièce revient au Festival OFF 2024 pour la seconde année. Les éditions Daronnes, Maison d’édition féministe & engagée, ont eu la bonne idée de publier le texte, qui permettra d’en savourer l’écriture après avoir vu la pièce !

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine 

Tous les jours à 14 h 05 jusqu’au 21/07/24 (relâche le lundi). Théâtre Les Lila’s, 8 rue Londe, 84000, Avignon, 04 90 33 89 89

Sarah Pepe La Ligne in La scène aux ados Tome 4 p 7-26 Ed. Lansman 2006

Sarah Pèpe  Celle qui ne dit pas a dit, Ed. Daronnes 2024

Article publié le 17 juillet 2023, actualisé le 24 juin 2024

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